La démocratie participative en question
La « démocratie participative » est aujourd’hui questionnée. Comme beaucoup d’autres avant lui (développement durable, transition écologique…) ce concept a été ces dernières année intégré au discours d’à peu près tout le spectre politique. Il a aussi perdu en chemin beaucoup de ses potentialités transformatrices.
La ville de Bayonne a lancé en avril dernier son troisième « budget participatif » après ceux de 2019 et 2022. Lors de ce dernier 300 000€ avait été distribués entre 11 projets parmi les 28 sélectionnés après un vote auquel 2 689 personnes avait participé (chaque personne pouvant voter pour trois projets). A ce jour 8 projets ont été réalisés. Les résultats de cette année seront rendus publics le 3 décembre après le vote réalisé entre les 26 projets sélectionnés.
Cette formule s’est développés au cours des dernières années dans de nombreuses communes dans l’État français comme au Pays Basque (Hendaye, Uztaritz, Biarritz notamment), au Département des Pyrénées Atlantiques et même avec une déclinaison transfrontalière entre le Département et le Gipuzkoa. Elle tend à devenir la référence en la matière et un des outils de la « démocratie participative » de laquelle tout le monde se revendique, à cotés des « Conseils de quartier » et autres « concertations citoyennes ».
Le concept et l’expérience du budget participatif sont nés au Brésil dans la ville de Porto Alegre en 1989 et visait à travers un processus complexe d’assemblées ouvertes, de délégations, à fixer les projets d’investissement de la ville avec les habitant-e-s et particulièrement ceux/celles de quartiers populaires. Démarche d’approfondissement démocratique ambitieuse, à portée révolutionnaire dans la mesure où elle faisait le pari de faire participer le plus grand nombre aux débats et décisions sur les besoins sociaux à satisfaire et l’organisation de la ville. On mesure immédiatement le gouffre qui sépare ce projet originel de ceux mis en place sous le même nom à Bayonne où ailleurs . Ces derniers en effet relèvent plus d’une compétition pour gagner des subventions que d’une démarche pour réfléchir collectivement à la politique de la ville.
Les sommes allouées ici diffèrent d’une collectivité à l’autre. Pour Bayonne ce sont 300 000€ qui représente 0,8 % du budget investissement de l’année 2023 (35M) et 1,5 millions pour le Département (soit 1,09 % du budget investissement) contre 10 % à Porto Alegre. Si pour les projets gagnants les sommes distribuées sont importantes, on reste dans le symbolique.
La méthodologie, objet de débat et de décisions collectives revues chaque année à Porto Alegre, est fixée ici par la collectivité. Les services de la ville ou du département étudient la recevabilité des projets déposés. Un comité de suivi paritaire avec élu.es et habitant-es coopté.es veille au bon déroulement de chaque étape du « budget participatif ». Il valide la liste des projets éligibles qui sont soumis au vote à partir de critères fixés en amont et non discutables.
L’appel à projets entraîne donc la mise en concurrence, favorise les plus organisés, disposant de réseaux et de moyens pour « faire campagne » et attirer des votant.es. Dans le modèle originel, des assemblées par quartier et par thèmes permettent de confronter le points de vues, de prioriser les besoins dans une optique de coopération. Il permet d’acquérir un point de vue plus global au-delà de l’intérêt de chacun des projets.
Ici, le vote, en l’absence de moments de débats collectifs et de réflexion globale sur les besoins et les priorités, vient couronner la compétition. Le vote parfois attribué aussi au mineur.es (à partir de 9 ans à Bayonne) est à priori sympathique mais dans un tel cadre, il renforce l’esprit de compétition, valeur mortifère de la société néolibérale, dès le plus jeune age.
Au delà de ces expériences, c’est la « démocratie participative » qui est aujourd’hui questionnée. Comme beaucoup d’autres avant lui (développement durable, transition écologique…) ce concept a été ces dernières année intégré au discours d’à peu près tout le spectre politique. Il a aussi perdu en chemin beaucoup de ses potentialités transformatrices. Censé remédier à l’abstention électorale et aux difficultés de la représentation politique, il a tendance à « renforcer les inégalités d’accès à la vie démocratique et au débat public » pour des professionnel.les travaillant auprès des Collectivités locales comme Manon Loisel et Nicolas Rio, auteurices d’une tribune dans la revue Mediacités1, dont on lira quelques extraits ci-dessous, prélude à un ouvrage publié en janvier 20242. Un débat à poursuivre et approfondir dans la perspective des prochaines élection municipales...
1 https://www.mediacites.fr/forum/national/2022/09/05/faut-il-en-finir-avec-la-democratie-participative/
2 « Pour en finir avec la démocratie participative » Manon Loisel et Nicolas Rio Ed. Textuel
Des dispositifs qui creusent les écarts de participation
(…) « C’est toujours les mêmes qui viennent aux réunions publiques ! » vous diront les spécialistes. On pourrait dresser un constat identique pour les conseils de quartier ou les budgets participatifs. S’il permet d’éviter ce biais dans la composition initiale, le recours croissant au tirage au sort ne suffit pas à le faire disparaître dans le fonctionnement de ces instances. Se sentant moins légitimes pour s’exprimer, les profils les plus éloignés des institutions ont tendance à moins prendre la parole et à se mettre en retrait du dispositif. Combien d’abstentionnistes parmi les membres actifs des instances de participation ? Combien de précaires parmi les citoyen.nes qui soumettent des projets au budget participatif ? A‑t‐on seulement les données pour le savoir ?
À trop se focaliser sur la quête (souvent vaine) de représentativité, la démocratie participative finit ainsi par avoir des effets pervers. Elle augmente la place des citoyen.nes les plus insérées dans la démocratie représentative (les retraités, les plus diplômés, les anciens élus…) et marginalise encore un peu plus celles et ceux qui se sentent éloigné.es des institutions publiques. On pourrait au contraire considérer la participation citoyenne comme un correctif à la démocratie élective, permettant d’écouter en priorité les personnes qui ne s’expriment pas dans les urnes.(...)
Un manque flagrant de conflictualité
Le second effet contre‐productif porte sur la politisation du débat public. Ou plutôt son absence… Le peu de place accordé par les dispositifs de participation citoyenne à la controverse et aux désaccords entre les participants ne cesse de nous étonner. Budgets participatifs, conventions citoyennes, consultations en ligne : à chaque fois, l’acteur public invite les citoyen.nes à proposer des idées voire à soumettre une contribution collective. Mais le plus souvent, la délibération vise in fine le consensus. (...)
En considérant « les citoyen.nes » comme un bloc homogène, cette négation (ou euphémisation) des désaccords pose deux problèmes. D’une part, elle limite la capacité de ces démarches à représenter la diversité des points de vue alors que c’est la condition pour que le reste de la population puisse s’identifier au panel. D’autre part, l’homogénéisation de la parole citoyenne enferme les dispositifs participatifs dans un face‐à‐face avec les institutions publiques et leurs élu.es.
On pourrait pourtant considérer que faire vivre la démocratie, c’est confronter des intérêts contradictoires et des regards divergents sur l’état du monde, pour tester notre capacité à dessiner des lignes de compromis. Ce qui suppose d’assumer d’aborder des sujets plus conflictuels et de mieux prendre en compte les formes de mobilisation citoyenne se déployant en dehors de « l’offre de participation » contrôlée par les institutions publiques. En concevant la participation comme un lieu de débat permettant à chacun.e de faire évoluer sa position à l’écoute de celle des autres, cela aurait l’avantage de rapprocher les citoyen.nes et leurs élu.es par le vécu d’une même expérience démocratique.
Aggravation de la défiance
Le troisième effet pervers concerne le fonctionnement des institutions. Ce qui provoque la défiance démocratique, c’est le sentiment que la parole des citoyen.nes ne compte pas ; qu’elle n’a aucun effet sur le contenu des politiques mises en œuvre. En la matière, les dispositifs de participation citoyenne s’apparentent à une drogue. Sur le moment, elle donne le sentiment grisant d’avoir (enfin !) la possibilité de s’exprimer voire même d’être entendu.e. La gueule de bois n’en est que plus douloureuse, car la capacité de la démocratie participative à transformer l’action publique s’avère systématiquement en deçà des annonces initiales. (...)
« On a des super‐retours des participant.es sur le vécu de la démarche. Dommage que leurs propositions n’aient pas été mises en œuvre », entend‐on souvent de la part des organisateurs. Comme si l’impact concret du dispositif sur les ressorts profonds de l’action publique n’était pas de leur ressort. Ce qui est, en règle générale, factuellement le cas : la traduction de l’expression citoyenne dépend souvent d’autres élu.es, d’autres services ou d’autres acteurs que ceux directement en charge de la participation citoyenne. Mais c’est démocratiquement délétère ! Il n’en faudrait pas plus pour décrédibiliser la démocratie, considérée alors comme une mise en scène coûteuse et chronophage d’un processus de décision qui n’a rien de collectif. (...)