De la complémentarité des formes de lutte
Toutes les personnes, les militant.es, qui aujourd'hui prétendent et tentent d’œuvrer à changer la société et à renverser le système capitaliste sont confonté.es à cette même question : quelle(s) forme(s) de lutte, quel type d'actions, de mobilisations, quoi, comment et avec qui.
Gaur egun jendartea aldatu eta sistema kapitalista eraitsi nahi duten pertsona guztiek, militanteek, galdera honi buru egin behar diote : zer borroka-molde, zer ekintza eta mobilizazio mota ; zer, nola eta norekin. Frantziar Estatuko testuinguruan - hots hauteskunde ondoren eta hauteskunde aitzin - eta, Ipar Euskal Herriari dagokionez, Euskal Elkargoaren lehen urteak iragan ondoren, erakunde barneko jarduera eta beste borroka-moldeekiko loturaren auzia hor da.
1 Cité par J. Baschet dans son livre Basculements (éd. La Découverte, 2021)
2 Voir notamment le chapître 5 “Hypothèse stratégique par temps de crise”
3 idem
4 Toujours dans Basculements “Qu’il s’agisse d’un simple local où les habitants du quartier se retrouvent pour partager leurs difficultés, d’une cantine autogérée ou d’une maison de santé auto-organisée, d’un squat ou d’un quartier libre... les espaces libérés permettent d’expérimenter les vertus de l’entraide et de déployer une capacité collective à faire par soi-même, en se déprenant autant que possible des circuits capitalistes et des institutions existantes.”
Dans le contexte actuel de l’Etat français post et pré-électoral et, en ce qui concerne le Pays Basque nord, des premières années de fonctionnement de la CAPB se pose également la question plus spécifique de la place du travail dans les institutions et du lien avec les autres formes de lutte.
Le phénomène marquant des dernières élections a sans aucun doute été l’abstention des 2/3 de la population, confirmant un mouvement à la hausse de celle-ci (à l’exception des présidentielles). Si les raisons et les explications qu’on peut en donner sont multiples il est dorénavant impossible d’ignorer le rejet du jeu électoral qu’elle implique et, au-delà, du système de représentation et de gestion existant ou au moins l’indifférence qu’il suscite. En clair, une partie importante de la population ne croit pas ou plus que les choses peuvent changer par les élections.
Ce même phénomène est également constaté ici au Pays Basque nord. Il est en outre accompagné de critiques et parfois d’anathèmes vis-à-vis du mouvement abertzale de gauche qui a intégré les élections à sa stratégie globale.
Sans rentrer dans les polémiques, retour à la question posée plus haut de la présentation aux élections et du travail dans les institutions. Pour certain.es, se présenter aux élections est surtout un moyen de faire avancer nos idées et de les faire progresser dans l’ensemble de la population; pour d’autres, il est temps pour les abertzale de participer aux institutions pour montrer leur capacité à gérer et – bien entendu – également faire avancer le projet abertzale. A l’opposé, des critiques parlent de “renoncement” et a minima de fausse route parce que « Ceux qui participent aux élections sans avoir de telles perspectives (la gestion des institutions bourgeoises) participent à la légitimation et la stabilité du système.” (voir article de Gabi Daraspe, publié ici même le 28 juin).
Un débat collectif autour de ces questions est indispensable: doit-on travailler dans les institutions et comment ce travail peut-il (ou non) s’inscrire dans une stratégie plus globale de rupture avec le système capitaliste et le mode d’organisation de la société qu’il a engendré. Est-il un risque majeur qu’il faut absolument rejeter ou une option qui serait choisie par des composantes du mouvement en complémentarité avec toutes les autres formes de luttes, notamment les mobilisations de masse, l’action directe telle les occupations visant la réappropriation par et pour le collectif ainsi que toutes les initiatives pour créer des “espaces libérés” ?
Pour un début de réponse, ou du moins pour amorcer la réflexion, quelques pistes émanant de chercheurs-militants :
Erik Olin Wright, sociologue américain qui a travaillé sur l'étude des classes sociales, propose, dans son livre Utopies réelles, “un triangle stratégique” alliant “les stratégies de rupture (visant à défaire le capitalisme par la voie insurrectionnelle), les stratégies symbiotiques (qui luttent à l'intérieur des institutions de l'Etat, d'une manière qui augmente le pouvoir social d'agir et renforce les éléments non capitalistes présents au sein du système) et les stratégies intersticielles (qui se déploient par petites transformations successives, dans les failles de la structure sociale et en dehors de l'Etat)”1.
De son côté, Jérome Baschet, sociologue militant, en fait une analyse critique (voir son livre Basculements 2). Il reprend notamment l’affirmation de Ivan Illich pour lequel « les institutions étatiques induisent une dépossession de la capacité à s'organiser par soi-même”3 et argumente en prenant pour exemple les gouvernements progressistes des dernières décennies en Amérique latine qui “déploient des pratiques de contrôle et de cooptation des organisations et mouvements sociaux qui tendent à désarmer et affaiblir les luttes. ». De ce fait, il défend « la combinaison de stratégies intersticielles antagoniques et de stratégies de rupture récusant la centralité étatique ». Il n'écarte cependant pas « certains cas de figure qui (…) reviennent à les mobiliser ponctuellement (les démarches symbiotiques) ou à les utiliser de l'extérieur (...) afin de stabiliser certaines avancées des stratégies intersticielles et consolider des espaces conquis dans la lutte. »
Revenons au Pays Basque et aux nombreuses luttes qui y sont menées.
Depuis le début, le mouvement abertzale a créé des “espaces libérés” tels que les définis J. Baschet4, longtemps appelés “contre-pouvoir” : les ikastola, toute la dynamique de récupération et développement de la langue basque, les squatts, la création de EHLB, d’Udalbiltza, de médias libres et indépendants, les gaztetxe, etc.
Par ailleurs ces derniers mois, la lutte contre la spéculation foncière et immobilière et pour la (re)création d’espaces communs voit se développer une forme de lutte, l’occupation durable et potentiellement pérenne (occupation des terres et de maisons à Arbonne, occupation d’une maison laissée à l’abandon pour la création d’un gaztetxe à Hasparren...); forme de lutte souvent utilisée mais qui revêt des formes spécifiques avec les dernières occupations : la durée, l’ancrage dans le temps long et la revendication qui y est liée c’est-à-dire la “réappropriation de l’espace public” et le fait de s’attaquer “aux problèmes structurels (...) à savoir le règne de la propriété privée qu’une poignée de personnes accumule et dont elle tire profit en vertu de la loi du marché, au détriment des espaces communs (...)” (voir article de Julen Oillarburu, membre de Ttattola Gaztetxea dans Enbata d’octobre 2021). L’occupation à la fois comme moyen de lutte, notamment pour dénoncer une situation et faire pression sur les acteur-trices et responsables de cette situation et action de réappropriation, création d’espaces libérés. Sur le même sujet, voir également dans ce même espace de débat l'article de Hartzea Lopez Arana.
Parallèlement, les nombreuses luttes menées ici s’appuie régulièrement sur des mouvements et mobilisations de masse, autour de la langue basque, de l’institution, des prisonniers politiques mais aussi pour la défense des droits sociaux ou contre des projets “inutiles et imposés” (la LGV, la 2x 3 voies à l’intérieur du Pays basque, la mine d’or...), etc.; liste non exhaustive.
Sans pour autant parler de stratégie globale, toutes ces luttes ont permis de nombreuses avancées. Qu’en est-il du travail dans les institutions ?
La participation aux élections et la multiplication des élu.e.s issu.es du mouvement abertzale ne peuvent-elles rendre possible l’obtention de mesures locales et/ou de lois qui permettraient de petites avancées renforçant le mouvement social et lui permettant d’aller plus loin ? Par exemple, concernant les problèmes du logement et du foncier agricole : réquisition des logements vides, mesures empêchant la spéculation, possibilité pour les collectivités d’acquérir à moindre prix du foncier et de l’immobilier, de plafonner les loyers, etc.
Faisons donc l’hypothèse de la complémentarité entre toutes ces formes de lutte - en restant vigilant.es sur l’équilibre entre elles - chacune venant renforcer les autres vers un objectif commun. Ce qui suppose de construire un lien fort entre leurs différent.e.s acteur-trices ; notamment entre les élu.es et le mouvement social.