Le capitalisme, la terre, les communs
Nous publions ici un extrait de l’ouvrage de Tanguy Martin paru en 2023 aux éditions Syllepse : Cultiver les communs. Il y montre notamment comment le foncier agricole est intégré à la logique capitaliste, les luttes qui se développent dans une perspective de sortie du capitalisme par la terre, et avance quelques pistes pour construire un bloc social majoritaire autour d’un récit politique alternatif. Paru sur : https://www.contretemps.eu/
Stratégies d’émancipation
Il est évident que sortir le seul foncier agricole du capitalisme en France métropolitaine n’a pas beaucoup de sens. Cela ne peut être qu’une brique et une étape sur la voie d’une édification plus large d’un monde post-capitaliste et plus largement post-oppressions. Cette édification ne peut avoir de sens qu’à une échelle étendue à tous les territoires et tous les secteurs d’activités humaines. Pour que cette brique puisse avoir une quelconque utilité, il faut aussi la façonner afin qu’elles’insère dans la construction des stratégies anticapitalistes déployées en ce début de 21e siècle.
Après la chute de l’Union soviétique la question révolutionnaire est devenue inaudible et une grande partie des mouvements émancipateurs se sont perdus dans le développement d’initiatives tout aussi indispensables pour rêver la fin du capitalisme qu’inopérantes pour le dépasser à court terme. Pire nombre de ces initiatives ont été ou sont en cours de récupération au service du capitalisme. L’agriculture biologique en est la triste victime. Elle se construit autour du nécessaire soin de la terre par sa préservation du contact avec des produits issus de la chimie de synthèse. Elle est en train de devenir malgré elle le nom d’une dualisation de l’alimentation séparant celleux qui peuvent y accéder, socialement, géographiquement et économiquement, des autres[1]. Il faut bien sûr se battre pour sauver l’agriculture biologique et la rendre populaire. Cependant, elle ne pourra être sauvée si elle est pensée et construite sans relation avec d’autres luttes et si on lui refuse une certaine radicalité. Une radicalité qui freinera aussi son institutionnalisation à court terme. Même des luttes aussi emblématiques et politisées que le Larzac ou Notre-Dame-des-Landes restent impuissantes face à l’artificialisation globale des terres, quand bien même elles accueillent la potentialité de mondes plus émancipés et constituent des espaces en partie libérés du capitalisme. Pour que ces expériences et ces luttes aboutissent au dépassement du capitalisme, il faut les intégrer dans des stratégies plus larges à même de réussir.
Heureusement, tout comme la question foncière, la question stratégique anticapitaliste semble avoir regagné en vigueur dans la dernière décennie. Je n’aurai pas ici l’ambition d’un état des travaux exhaustif. Il me paraît néanmoins utile de proposer un détour par une sélection subjective de quelques travaux récents. Je repartirai principalement des Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet (2016), de Stratégie et Communisme d’Isabelle Garo (2019) et de Stratégies anticapitalistes pour le 21e siècle d’Erik Olin Wright (2021). Je referai aussi référence au Commun de Dardot et Laval (2014) dans lequel j’ai déjà puisé dans les pages précédentes.
S’iels ne sont pas d’accord sur tout, ces auteur·es prennent acte de l’échec des stratégies de prise du pouvoir par la révolution au 20e siècle, et de l’affaiblissement de l’idée de socialisme ou de communisme qui s’en est suivie. Iels font aussi le constat que la prévision marxiste de l’auto-effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions internes tarde à se réaliser. Il est toujours possible, selon la formule de Karl Marx, que « les capitalistes périssent noyés dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Cependant, le capitalisme est devenu une force géologique à travers ce que l’on appelle désormais l’Anthropocène, mais qui logiquement devrait s’appeler le Capitalocène[2]. Le dépassement rapide deslimites planétaires redéfinit fondamentalement cette réflexion pour envisager que nous risquons de périr noyé avec les capitalistes. Cette urgence environnementale nous force à ne pas attendre l’avènement d’un paradis communiste inaccessible, et devrait nous préserver d’un idéalisme fixant un horizon lointain sans penser le chemin pour y arriver.
Cette urgence s’exprime aujourd’hui par ce que Jérôme Baschet appelle des tentatives de « transformation systémique de façon moléculaire, comme multiplication de micro-initiatives présentes ». Ces micro-initiatives constituent pour lui autant « d’espaces libérés » qui permettent « d’expérimenter des transformations dans l’ordre des subjectivités et des relations interpersonnelles ». Erik Olin Wright parle de son côté « d’utopies réelles » qui suivent cinq stratégies types pour éroder le capitalisme : l’écraser, le démanteler, le domestiquer, lui résister ou encore le fuir. Selon lui toutes ces utopies réelles sont valides dans la mesure où elles sont sous-tendues par un ensemble de valeurs anticapitalistes : l’égalité articulée à l’équité, la démocratie articulée à la liberté, la communauté articulée à la solidarité. Aucune de ces stratégies types n’a été à ce jour en mesure de renverser durablement le capitalisme, mais il semble aussi que nous n’ayons que cela à disposition.
La perspective qui nous reste est donc d’investir toutes ces stratégies en même temps en les articulant plutôt qu’en les opposant. Il s’agirait donc de construire un maximum d’espaces libérés et d’utopies réelles dans les interstices du capitaliste en les articulant ensemble pour qu’elles se transforment et se fortifient dans cet échange. On retrouve ici l’idée du processus de praxis instituante de Dardot et Laval. Pour instituer un droit émancipateur des communs ces derniers proposent aussi d’effectuer des allers-retours entre un droit coutumier, issu des pratiques de ceux qui luttent (au sens de Joseph Proudhon) et un droit formel innovant, basé sur un imaginaire radical (au sens de Cornelius Castoriadis).
Il n’existe donc pas de plan d’action tout tracé pour la sortie du capitalisme. Peut-être sommes-nous même sur la voie sans nous en apercevoir, comme il fut impossible de voir a priori les prémisses du capitalisme contenues dans le féodalisme. Selon Jérôme Baschet « d’autres possibles ont déjà commencé à prendre forme et c’est dans le sol de ces expériences concrètes et de leur créativité qu’il convient d’enraciner la réflexion ». Il faut par ailleurs se garder de l’exigence de pureté anticapitaliste dans les utopies réelles que nous développeront, sans abandonner une radicalité minimale pour empêcher leur récupération. Il faut sans cesse repartir des conditions matérielles et des rapports de force en place, même lorsque qu’ils nous sont défavorables et que la conscience de classe des opprimé·es semble fragmentée. Notre relative impuissance actuelle ne doit pas amener à l’inaction, mais à se « préparer à l’imprévisible », toujours selon Jérôme Baschet. Cet imprévisible est celui de l’événement externe qui nous offrira l’opportunité de reprendre nos vies et notre monde en main, mais aussi ce que nous ne connaissons pas encore et qui naîtra de nos luttes et de leur croisement. Se préparer veut dire rester ouvert·es à cet imprévisible et éviter la stupéfaction qui annihilerait notre capacité d’agir[3].
Isabelle Garo rajoute que pour politiser nos « aspirations qui se nourrissent d’élaborations théoriques brillantes mais échouent à structurer un mouvement de masse, […] la première tâche est de reconstruire un véritable débat collectif autour la question de l’alternative, en y incluant au premier chef sa dimension stratégique, s’employant à articuler moyens et fins ». La construction d’un récit cohérent de l’alternative est nécessaire à cet exercice. Pour Jérôme Baschet « convoquer d’autres mondes possibles (non-capitalistes) accentue la relativisation de l’état présent des choses et libère une source d’énergie susceptible d’ébranler son invincibilité supposée ».
Le capitalisme n’épuisant pas les problèmes du monde, toute stratégie de sortie du capitalisme devra aussi penser au-delà des alliances internes pour constituer un bloc social suffisant. Il faut pour cela envisager des alliances dépassant la seule question capitaliste et s’articulant avec les autres luttes émancipatrices en présence, contre le racisme, le patriarcat, etc. Ce qu’Isabelle Garo résume ainsi : « la recomposition d’une alternative au capitalisme se joue très exactement aux intersections de ses diverses lignes de fractures, afin d’en rendre possible l’articulation concrète sans réduction ou subordination d’un combat à un autre, ni résignation à la dispersion et à la concurrence des émancipations ». Jérôme Baschet propose même d’intégrer dans ces alliances celles avec les non-humains pour notre survie commune. Si des pistes existent comme expliqué au Chapitre 4[4], les contours de ces alliances restent encore à préciser. Il est par contre clair que les crises environnementales seront un catalyseur de l’anticapitalisme et de ses alliances avec les luttes contre les autres oppressions et donc en premier lieu les actrices de l’écoféminisme et celleux de l’écologie décoloniale[5].
Exercice pratique par le foncier agricole
Les expériences et luttes foncières agricoles évoquées au cours de ce livre constituent autant de tentatives pour construire des espaces libérés et des utopies réelles, aussi minimes soient-elles. Loin de sélectionner les meilleurs dans une compétition militante, il nous faut les multiplier et les intensifier partout lorsque c’est possible. Selon les catégories d’Erik Olin Wright elles combinent tous les types de stratégies anticapitalistes possibles, sauf peut-être celle de l’écrasement du capitalisme et de la prise de pouvoir révolutionnaire à une grande échelle. C’est peut-être parce que les conditions matérielles actuelles nous imposent plutôt une guerre de positionnement que de mouvement pour reprendre les catégories de Gramsci.
Aucune de ces luttes et expériences ne permet seule d’envisager une sortie foncière du capitalisme de l’agriculture française. Leur articulation et leur coordination, ainsi que le dialogue entre leurs protagonistes, paraissent donc aussi essentiels à construire[6]. Les tentatives de récupération capitaliste du portage foncier solidaire par l’économie de plateforme nous alertent sur la nécessité d’analyser nos pratiques à lumière des catégories de l’économie politique marxiste et anticapitaliste détaillées au cours de ce livre. Elles doivent s’attaquer à la rente, à la plus-value, à la marchandisation, à la financiarisation, aux abstractions économique, administrative et technique, à l’exploitation humaine et à la destruction des écosystèmes. Ce faisant, il leur faut garder pour boussole : l’égalité articulée à l’équité, la démocratie articulée à la liberté, la communauté articulée à la solidarité. Nos pratiques doivent aussi rester ouvertes à la possibilité de leur dépassement et ne pas s’ossifier dans la bureaucratisation. Ces deux dernières préconisations (critique réflexive et potentialité d’auto-dépassement) peuvent paraître des évidences, elles seront cependant difficiles à tenir dans la durée face à la fatigue que ne manque jamais de provoquer notre engagement et nos luttes.
Le récit des communs est une opportunité pour fédérer autours de nos actions foncières et les relier à d’autres champs de lutte, mais il n’est pas suffisant en l’état. Il faut donc renforcer ce récit pour le rendre accessible désirable à un bloc social plus large regroupant des gens aux manières d’être au monde fort diverses, mais aspirant à des sociétés fondées sur l’autonomie, l’égalité et une participation harmonieuse et joyeuse au vivant. En effet, le récit des communs doit proposer des manières de se relier à la terre les plus riches possibles, à même de s’opposer à la tendance du capitalisme à rendre les humains extérieurs à eux-mêmes, à leurs congénères et au monde en général[7]. Ce bloc social doit en particulier rallier une grande partie des travailleur·ses agricoles et de susciter assez de vocations paysannes agroécologiques pour donner un débouché à toutes les victoires que nous pourrions rencontrer dans la reprise des terres au capitalisme[8]. Ainsi, la réussite des luttes foncières sera conditionnée à la réussite d’autres luttes comme celles pour le droit à l’alimentation, et vice versa. Enfin, la mise en relation intersectionnelle de nos luttes foncières et anticapitalistes avec d’autres comme l’accès au foncier pour les femmes et les non-Blanc·hes est fondamentalement juste, et pragmatiquement nécessaire à la constitution d’une coalition assez large pour gagner. Les dégâts portés aux terres, et à celleux qui les habitent, par le capitalisme, le patriarcat et le colonialisme sont un point de ralliement évident, mais qui nécessitera de s’ouvrir aux luttes des un·es et des autres. Dans cette perspective, l’invisibilisation de l’oppression des femmes et des non-Blanc·hes dans l’agriculture en France est un des premiers obstacles à lever.
La question du soin de la terre et des paysan·nes est aujourd’hui à l’agenda et appropriée par une part significative de la population française. Le succès du film Au nom de la Terre sorti en 2019 et qui aborde frontalement le sujet du suicide paysan en est un des exemples emblématiques. Par contre le sujet reste clairement à politiser. La compréhension des mécanismes à l’œuvre sur ces questions foncières agricoles reste à partager. Nous devons nous atteler à révéler l’importance du capitalisme dans les désordres fonciers que nous déplorons et mobiliser la critique anticapitaliste et les théories des communs. Ce travail devra, dans un aller-retour permanent, se confronter avec nos pratiques à partir des déjà-là des institutions foncières agricoles françaises, formelles ou non, aujourd’hui, sans oublier leur histoire et les luttes qui ont conduit à leurs instaurations. L’existence d’un droit formel permettant une allocation non-marchande et politique du foncier est une opportunité pour réaliser une communisation des usages des terres agricoles en France.
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Au petit matin, la brume se lève filtrant les premiers rayons du soleil qui colorent l’herbe du marais de teintes pastel. Quelques vaches se mirent dans les canaux sous la surveillance étroite des garde-bœufs. Ici, à quelques mètres au-dessus de l’océan voisin, les maraichin·es ancestraux·les ou arrivé·es la veille habitent, se nourrissent, s’aiment, philosophent, se déchirent et bien plus encore. La vie y est douce, parfois. Ce n’est pas un effet immédiat du paysage bucolique, mais une conquête de longue haleine. Dans cette apparente tranquillité, qui pour un peu semblerait immuable, peut-être assistons-nous à l’aube d’une révolution. Qui précisément la mènera et comment reste un mystère. L’imprévisible rode et nous nous y préparons. Il ne se joue rien moins que notre survie et celle du vivant face au capitalisme. Espérons qu’il y ait plus de distance du capitole à la roche tarpéienne que du marais à l’océan glacé. Nous devons réussir à y noyer le calcul égoïste, et cultiver enfin les communs comme Candide cultiva son jardin.
Noted
[1]L’Atelier paysan, Reprendre la Terre aux machines : manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Paris, Seuil, 2021.
[2]Andreas Malm, « The Anthropocene Myth », Jacobin, mars, 2015, https://jacobin.com/2015/03/anthropocene-capitalism-climate-change/
[3]On peut pour cela faire dialoguer l’analyse de l’utilisation des « chocs » par le capitalisme théorisé par l’activiste Naomie Klein et la pensée de l’imprévisible proposée par le philosophe Edouard Glissant. Naomie Klein (2007), La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Acte Sud et Edouard Glissant (1997), Traité du tout-monde, Gallimard.
[4]Voir : Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, Politique des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021.
[5]Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.
[6]Par exemple : Collectif reprise de terre, « Reprise de terres : une présentation », Terrestres, juillet, 2021. https://www.terrestres.org/2021/07/29/reprise-de-terres-une-presentation/
[7]Renaud Garcia, Le sens des limites : Contre l’abstraction capitaliste, Paris, L’Échappée, 2018.
[8]Les camarades de l’Atelier paysan remarquent avec justesse que « pour que [le problème foncier] devienne central, il faudrait à la fois qu’il y ait beaucoup plus de projets agricoles qui se manifestent et que les conditions économiques de ces projets soient viables ». L’Atelier paysan, Reprendre la Terre aux machines : manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Paris, Seuil, 2021