Les racines du sentiment national français en Iparralde
Cette année à l'occasion du 11 novembre, banderole, bombage et vifs débats. Nous publions ici un texte écrit sur le sujet en 1997 par E. Lopez Adan, Beltza.
La Grande Guerre 1914-1918 eu des conséquences notoires pour la formation de la conscience nationale française au Pays Basque Nord. Avant 1789 la Navarre était un royaume distinct et le Labourd et la Soule possédaient un régime foral ; la Révolution détruisit l’Ancien Régime et créa un système politique et administratif unique pour l’État français. Mais la création d’un état national n’entraîne pas l’adhésion automatique des nouveaux sujets, et encore moins le développement et l’acceptation automatiques d’une conscience nationale unique. Tout le long du dix-neuvième siècle les habitants du Pays Basque Nord sont restés attachés aux valeurs sociales et politiques de leur ancien régime et n’ont montré ni une grande fidélité à l’État français ni une solide acquisition de la conscience nationale française moderne. Comme preuve, je citerais trois exemples :
1/ Les manœuvres juridiques destinées à conserver l’indivision des maisons et des exploitations agricoles et à maintenir l’institution de l’héritier unique. Ces pratiques contraires au Code Napoléon, facilitées par les notaires et tolérées par l’administration, étaient en tout conformes aux dispositions juridiques du régime foral originaire.
2/ L’importance de l’insoumission au service militaire, source intarissable de l’émigration en Amérique. Les Basques ne montrent aucune ardeur à participer aux guerres de la France. Ce phénomène touche toute la zone pyrénéenne, et est très marqué au Pays Basque, sans commune mesure avec ce qui arrive dans les autres régions françaises.
3/ Le soutien constant de la majorité de la population aux politiciens ennemis de la République. Si au XIX siècle les Rouges recrutent parmi les fonctionnaires et les instituteurs, les Blancs, notables de l’ordre traditionnel, ont le soutien de l’Église. Ils proclament soutenir la foi chrétienne et la langue basque et n’hésitent pas à se proclamer ennemis de la République laïque.
La résistance à la République française n’était donc pas due à un autre nationalisme moderne, basque celui-là. La modernité venait avec la République, et il n’est pas étonnant de vérifier l’adhésion grandissante des certains groupes sociaux au système français. Parmi les gens du peuple, soldats et conscrits ont, surtout après les réformes de 1872, apporté des points de vue extérieurs et la connaissance de la langue française; dans ce domaine le rôle des instituteurs fut prépondérant. Mais la plus importante responsabilité appartient aux notables qui bénéficiaient de l’appui de l’Église. Ces notables fréquentaient les milieux politiques et d’affaires de Pau, Bordeaux ou Paris. Ils remplissaient le rôle de médiateurs entre la société traditionnelle et l’état moderne. C’est eux qui avaient dirigé l’opposition à la République et c’est encore eux qui donnèrent le signal du ralliement. Quand la droite française accepta la République, ils mirent sourdine à son anti-républicanisme. Effrayés par la Commune de 1871, ils commencèrent à préférer une bonne république d’ordre au risque de la révolution ; convaincus après 1890 de l’inanité de l’option monarchique, ils décidèrent qu’au lieu de s’opposer à la République le meilleur choix pour leurs intérêts et ceux de l’Église était de la gouverner. Le ralliement de l’Église et des notables locaux à la République fut le vrai début de l’adhésion des gens du peuple aux valeurs républicaines et à la conscience nationale française.
Bien qu’il soit indispensable de tenir compte de ces antécédents, on peut affirmer que ce fut la Grande Guerre 1914-1918 qui enracina profondément la conscience nationale française parmi les Basques. La Guerre fut une énorme tuerie, et sa longue durée, ainsi que la mort, les blessures et l’infirmité de tant de gens jeunes créèrent partout une commotion sociale inénarrable. Le patriotisme effréné qui en sortit fut la source de la francisation massive du Pays Basque Nord.
En 1914 la conscience nationale française n’était pas encore assez solide pour soulever un climat notoire de bellicisme et patriotisme. Mise à part Bayonne, les manifestations en faveur de la guerre et de l’engagement volontaire sont absentes au Pays Basque. Bien au contraire, les habitudes du XIX siècle sont tenaces : nombre de jeunes fuient la conscription et, la guerre avançant, le nombre de déserteurs n’est pas négligeable. La question n’a pas encore été analysée d’une façon monographique pertinente, et cet article n’a aucune prétention d’en faire l’histoire. Mais même si l’on s’en tient à l’extrapolation des données incomplètes concernant tout le Département, elles sont suffisantes pour nous orienter.
Le nombre des insoumis basques seraient de presque 10.000 ; plus de la moitié. Parmi eux, plus de la moitié sont des gens déjà établis dans l'émigration et qui ne réintègrent pas le pays malgré les appels pour faire leur classes. Les autres sont des jeunes gens qui traversent la frontière avant d'être incorporés. A Baigorri, le nombre d'insoumis est deux fois plus important que celui des mobilisés, et à Garazi ils sont aussi nombreux les uns que les autres.
Quant aux déserteurs, le phénomène était connu et évident. Toujours selon des chiffres approximatifs, le nombre des déserteurs baques tournerait autour de 700. Les textes d'époque, produits par les autorités militaires et administratives, ainsi que par les rapports de la gendarmerie, montrent que les autorités se méfiaient du patriotisme français des Basques, et qu'elles savaient que la désertion était souvent aidée et le plus souvent tolérée par la population. Pour l'éviter, des mesures de censure postale et de surveillance furent complétées, pour les permissionnaires des cantons frontaliers, par des interdictions de séjour dans leurs familles, même s'ils étaient blessés ou convalescents.
Si toutes ces données méritent bien un approfondissement historique, leur réalité est indéniable. Nombre de Basques agissaient comme si la guerre française ne les concernait pas et la tolérance de la population allait dans le même sens : le manque de profondeur de la conscience nationale française est clair.
Une fois la guerre finie, rien ne fut comme avant. Le chiffre des morts basques est évalué à 6.000. Sans données pour l'agglomération bayonnaise et les villes côtières, le dénombrement des morts aux communes bascophones donne une mortalité de 4% de la population totale. II est facile d'imaginer ce que suppose, pour ne citer que quelques villages particulièrement touchés, 20 morts pour Arberatze, 14 pour Lekuine ou 55 pour Eskiula. C'est terrifiant. Le traumatisme social fut terrible et la pression maintenue quatre années durant dut marquer profondément les esprits. C'est sur ce terrain fertile que s'enracina "l'Union Sacrée". La guerre finie, rouges et blancs se retrouvent dans un patriotisme français effréné. Ce fut aux notables de la droite d'en tirer le plus grand profit. Ainsi Ybarnegaray, député inamovible qui pendant presque 30 ans resta solidement campé sur un réseau d'allégeances personnelles, bien à l'aise dans les manœuvres politiciennes. C'était lui le grand chantre des anciens combattants, le président des associations de pelote, l'enfant choyé des ecclésiastiques, capable d'obtenir de l'administration une mesure «en faveur» de ses ouailles, s'assurant ainsi de leurs votes en retour.
Ainsi, la post-guerre fut une période d'intense diffusion et légitimation de la conscience nationale française au Pays Basque Nord : l'administration, les notables et les ecclésiastiques agirent à l'unisson. Et, sans doute, les forces patriotiques nées à Paris n'ont eu un tel succès que grâce au relais assuré par les notables et les politiciens locaux. Plus tard, la diffusion de l'enseignement obligatoire, la mobilité sociale et la pénétration dans les foyers des moyens de communication modernes ont rendu massive et univoque la prise de conscience nationale française ainsi commencée.
II faut quand même se garder de dire que cette prise de conscience est due uniquement à une imposition brutale de la part de l’État et des notables. Bien entendu, des faits de violence sont là : la destruction du système politique et juridique local antérieur à la Révolution est une imposition, de même que le service militaire obligatoire et son rôle dans l'endoctrinement patriotique ou le zèle antibasque de nombre d'instituteurs de l'école obligatoire. II ne faut pas non plus oublier le cynisme politique et les intérêts de classe des notables. Mais il faut aussi savoir que nombre de gens ordinaires ont eu intérêt à participer activement aux évènements. Ainsi, pendant la Guerre, la presse bascophone exècre déserteurs et insoumis et les dénonciations signées ou anonymes ne sont pas exceptionnelles. Mais, surtout, le rôle patriotique des associations d'anciens combattants est indéniable.
II s'agit de gens qui sont revenus après maintes souffrances, qui reçoivent des honneurs et, parfois, des prébendes. Et il est difficile de demander à un cadet qui, sorti par miracle des tranchées, se retrouve héritier unique, d'accepter sans rien dire le retour d’un aîné planqué en Argentine et qui va venir revendiquer ses droits traditionnels à la propriété.
La République avait condamné déserteurs et insoumis au déshonneur et à choisir entre l'exil ou la prison. Les associations d'anciens combattants vont veiller au grain pour éviter un adoucissement de ces mesures, même, ou peut-être surtout, si les mis en cause étaient des gens de leur famille. Nombreux ont été les Basques qui ont eu de profondes raisons personnelles pour trouver dans le patriotisme français un appui et une raison morale pour ces règlements de comptes très terre-à-terre. Les témoignages d'époque sont durs et parlants.
La Grande Guerre avait apporté beaucoup de souffrances à atout le monde. Insoumis, déserteurs, exilés furent méprisés d'un côté. De l'autre, la mort, les mutilations, la répression et la censure dans un premier temps, puis le salaire de la haine et les tragédies familiales pour ceux qui firent la guerre. C'est sur ces souffrances que l’État, les fonctionnaires, les notables et les ecclésiastiques ont tissé la conscience nationale française au Pays Basque, conscience unitaire et jacobine, qui va écraser les particularismes nationaux des basques.
Les morts, bien sûr, méritent le respect, mais un abertzale n'a rien à commémorer le 11 novembre.
BELTZA