Pour vaincre l’extrême droite, il faut prendre le racisme (et l’antiracisme) au sérieux
"Fâchés pas fachos". La formule pour caractériser les électeurs/trices du RN a eu un certain succès. Une façon de se rassurer en quelque sorte. Pour autant plusieurs travaux sociologiques et enquêtes de terrain montrent que le racisme, très incrusté dans la société post-coloniale française et politiquement activé depuis 40 ans, reste une marqueur déterminant du vote d'extrême-droite. Ugo Palheta, coordinateur de l’ouvrage "Extrême droite, la résistible ascension" livre son analyse. Article paru dans la revue Contretemps.
Je voudrais aborder le sujet de mon chapitre du livre que nous présentons ce soir (conférence à l'occasion de la parution du livre) , à savoir la question des rapports entre le racisme et l’extrême droite, qui sont évidemment très étroits. Comme l’ont montré de nombreux travaux, basés sur des enquêtes de terrain (notamment celle qui est au cœur du livre publié en 2024 par le sociologue Félicien Faury, qui a d’ailleurs contribué à notre livre) ou sur des enquêtes d’opinion (par exemple l’enquête réalisée pour le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), la dimension raciale et raciste est centrale dans le vote pour l’extrême droite.
Elle l’est également dans les orientations programmatiques et stratégiques des organisations d’extrême droite, sous une forme particulièrement évidente et explicite chez Zemmour (qui n’a cessé de faire de la surenchère raciste ces dernières années afin d’exister), et d’une manière à peine plus feutrée chez Le Pen et Bardella. L’extrême droite continue de placer au centre de sa vision du monde et de ses discours la nécessaire « mise au pas » (comme ils le disent de manière euphémisée) de groupes considérés comme des ennemis de l’intérieur, sorte de « cinquième colonne » qui serait soutenue par la gauche (elle-même vue comme « parti de l’étranger »). Tous ceux et toutes celles qui sont perpétuellement soupçonné·es de ne pas être ou se sentir suffisamment français, sont présentés comme inévitablement extérieurs et hostiles à la nation, éternellement « allogènes » même s’ils ou elles sont né·es en France, considérés comme « refusant de s’intégrer » et de toute façon « inassimilables ».
Avant tout autre chose, la bataille de l’extrême droite actuelle est identitaire, mais ce mot mérite une rapide explication. Il importe de rappeler que, dans le langage des extrêmes droites actuelles, le terme d’identité – devenu central dans presque toutes les mouvances de cette famille politique, des néonazis aux identitaires en passant par le FN/RN ou Reconquête – a été introduit dès les années 70 par des idéologues racialistes rassemblés dans ce qu’on a appelé alors la « Nouvelle Droite ». Le concept d’ « identité » visait, dans le cadre d’une stratégie élaborée alors et mise en œuvre depuis, à remplacer celui de « race », devenu en grande partie imprononçable après le judéocide, et en tout cas beaucoup trop encombrant pour ces héritiers du fascisme qui aspiraient à sortir de la marginalité politique dans laquelle la défaite politico-militaire du nazifascisme en 1945 les avait confinés.
Ils ont donc travaillé à remodeler le vieux langage de l’extrême droite afin de culturaliser le racisme. Il ne s’agissait plus d’affirmer la hiérarchie des races mais de proclamer l’incompatibilité des cultures et la nécessité de préserver ou sauver, « quoi qu’il en coûte », une identité française ou européenne : une identité dont ces mouvances ont une conception non pas politique, mais culturaliste (fondée sur une essentialisation de la culture) et pseudo-biologique. Cette conception spécifique n’a d’ailleurs généralement pas besoin d’être précisée car les extrêmes droites font le pari que, pour la plupart des gens auxquels ils destinent leurs discours, la défense de l’identité française ou européenne sera immédiatement comprise comme la défense d’une France et d’une Europe blanches, d’une France et d’une Europe où la domination blanche doit impérativement continuer à s’exercer, où les personnes identifiées comme blanches devraient continuer à compter plus que les autres et à passer avant les autres.
Cette identité française ou européenne dont parle tant l’extrême droite est donc le produit d’un bricolage idéologique dont la seule cohérence se trouve dans sa finalité : stigmatiser, marginaliser, isoler, discriminer et in fine exclure, voire déporter (« remigrer » disent les identitaires et Zemmour), en ciblant des groupes qui peuvent être variables historiquement mais qui sont principalement, aujourd’hui en France, les populations noires, musulmanes, arabes, rroms, et l’ensemble des immigrés extra-européens.
Bien sûr, les juifs ont longtemps constitué la cible par excellence des extrêmes droites, mais la plupart de ses courants – notamment le FN/RN, Reconquête et les identitaires –, sans jamais avoir rompu en réalité avec l’antisémitisme (ce qui n’est pas difficile à démontrer), ont adopté une tactique nouvelle (en continuité avec le personnel politique dominant mais aussi une partie des organisations qui prétendent parler au nom des populations juives, en particulier le CRIF) : détourner et instrumentaliser la lutte ô combien nécessaire contre l’antisémitisme pour mieux traîner dans la boue des groupes qui en auraient à présent le monopole, à savoir les musulman·es et les immigrés postcoloniaux, pour des raisons prétendument culturelles qui seraient liées à l’islam ou au soutien à la Palestine occupée et colonisée.
Toutes les enquêtes démentent cette vision[1], sans parler du fait qu’elle absout l’Europe catholique de l’antijudaïsme endémique qui s’y développa pendant des siècles et des pires formes – génocidaires – de l’antisémitisme qui y émergèrent au 19e siècle, dont la conséquence fut précisément le génocide des juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Ce détournement de la lutte contre l’antisémitisme permet de mettre en accusation l’ensemble de celles et ceux qui pleurent les innombrables morts en Palestine et qui protestent contre la guerre génocidaire menée par l’État colonial d’Israël contre les Palestinien·nes de Gaza, qui sont accusé·es d’antisémitisme. Double infamie ici : passer sous silence le massacre voulu et planifié des Palestinien·nes, et vilipender celles et ceux qui s’y opposent en marquant leur solidarité avec un peuple colonisé et persécuté.
Quand on aborde la question du racisme dans l’optique de vaincre l’extrême droite, il faut prendre la question en grand, dans toute sa profondeur historique et dans toute sa consistance sociale.
Le racisme n’est pas un venin que Jean-Marie Le Pen et l’extrême droite auraient inoculé à la société française depuis 40 ans. Bien sûr, les néofascistes ont joué leur rôle, en tant que composante la plus brutale et la plus brutalement raciste du nationalisme français. Pour autant, le racisme dans la société française a un ancrage beaucoup plus profond, une histoire beaucoup plus ancienne et un déploiement beaucoup plus transversal, si bien que – sous une forme bien évidemment déniée, occultée – il est inscrit dans le fonctionnement routinier des institutions de ce pays, y compris bien entendu dans le fonctionnement de l’État (la police, la justice ou la prison par exemple. Il s’exprime également sur le marché du travail ou du logement, dans l’institution scolaire et le système de santé, sous des formes à chaque fois spécifiques, qui soulignent la dimension institutionnelle du racisme.
En outre, en raison non pas d’on ne sait quelle « nature humaine » mais de toute une trajectoire historique qui remonte à l’histoire esclavagiste et coloniale de la France (et plus largement de l’Occident), le racisme est inscrit aussi dans les cerveaux, les représentations, les affects, les désirs sociopolitiques d’une bonne partie de la population, pour ne pas dire l’ensemble de la population. Dans une société façonnée par des siècles d’impérialisme, de suprémacisme blanc, de racisme colonial mais aussi d’antisémitisme, tout le monde est, à des degrés très divers et sous des formes variées, imprégné par le racisme. C’est bien sûr le cas quand on en subit les conséquences (discriminations, spoliations, humiliations, violences, etc.), mais aussi et surtout quand on peut en tirer divers avantages.
Ces avantages n’ont à l’évidence nullement disparu avec l’affirmation dans la loi de l’égalité de tou·tes quelle que soit l’origine, la religion, la couleur de peau, etc., et encore moins parce que le terme « race » a été ôté de la Constitution, mesure cosmétique qui a sans doute comme principal effet de renforcer l’aveuglement face au racisme.
Dans une société marquée par des concurrences de plus en plus intenses – au sein du système scolaire, sur le marché du travail, ou pour accéder aux territoires les plus prisés –, les discriminations raciales construisent des formes d’entre-soi blanc et des intérêts, pour les personnes reconnues comme blanches, à la conservation d’un système qui leur octroie de tels avantages relatifs. Dans la mesure où ces avantages se cumulent, à la fois de génération en génération mais aussi entre les différentes sphères sociales (marché du travail, logement, école, santé, etc.), ils font bien souvent de grandes différences dans les parcours sociaux.
Il y a donc bien un ancrage matériel du racisme, y compris du côté de personnes et de couches sociales qui, d’un point de vue de classe, ne sont pas à proprement parler des privilégié·es. Il faut signaler sur ce point que le niveau de discrimination raciale se situe en France à un niveau exceptionnellement élevé. Une recherche quantitative comparée, publiée en 2019 dans la prestigieuse revue Sociological Science par certain-es des meilleures spécialistes de ce champ de recherche, a montré que parmi 9 pays occidentaux (dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède, etc.), le niveau le plus élevé de discrimination raciale à l’embauche dont sont l’objet les personnes nées dans les pays en question mais identifiées comme non-blanches, a été observée en France.
De même, dans un article publié récemment, Mathieu Ichou et moi-même avons démontré statistiquement l’ampleur des inégalités raciales de salaires en France : des différentiels de plusieurs centaines d’euros par mois, toutes choses égales par ailleurs, au détriment des descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne et du Maghreb mais aussi des Outre-mer.
Si on prend tout cela en compte, l’enjeu pour nous, dans la bataille contre les forces fascistes ou fascisantes, ce n’est pas simplement une échéance électorale particulière, même si cela s’avère primordial dans la mesure où on ne doit laisser aucune instance ou parcelle de pouvoir aux mains de l’extrême droite néofasciste ou de la droite fascisée. C’est toute la structure racialisée de la société française qu’il nous faut combattre durablement, en étant aux côtés des collectifs et de tou·tes celles et ceux qui, d’ores et déjà, mènent cette bataille à partir de questions spécifiques (violences policières, contrôles au faciès, discriminations de toutes sortes, islamophobie, etc.), ou dans sa globalité.
Notre objectif c’est bien sûr de défaire toutes les politiques racistes, anti-immigrés, islamophobes ou rromophobes, qui ont été menées ces dernières décennies, mais c’est plus largement et plus profondément de déracialiser la société française. Et c’est là toute l’hypocrisie des attaques qui s’abattent régulièrement sur le mouvement antiraciste et à présent sur la gauche de rupture, de la part de presque tout le spectre politique, à savoir les accusations de « communautarisme », de « racisme anti-blanc », de « racisme à l’envers » ou encore d’ « obsession de la race ».
Nous sommes au contraire celles et ceux, ou nous devons être celles et ceux, qui prenons au sérieux politiquement la manière dont le racisme s’abat quotidiennement sur une partie de la population et fracture la société tout entière, qui ne font pas l’autruche par rapport à la question des inégalités raciales et de la domination blanche : celles et ceux qui ne veulent pas laisser les choses en l’état, qui veulent transformer radicalement les institutions, la culture et l’ensemble de la société de telle manière qu’on ne se pose précisément plus la question raciale, de telle manière que l’ « universalisme » ne soit plus un mot creux ou, pire, une couverture pour dissimuler le refus de lutter contre les inégalités et les structures de domination.
Mais pour déracialiser, il faut commencer par affronter la question raciale, autrement dit les catégorisations et hiérarchisations raciales que le racisme produit et reproduit sans cesse, sous des formes d’ailleurs évolutives. Affronter la race pour mieux déracialiser n’est d’ailleurs un paradoxe que pour ceux qui ne veulent pas comprendre, ou qui ont trop intérêt à ne pas comprendre, précisément parce que le statu quo racial et raciste leur profite, ou du moins ne pèse en rien sur leurs existences quotidiennes, et qui font bien souvent tout pour occulter la réalité et les effets du racisme.
Déracialiser suppose bien sûr de renforcer et de populariser un récit antiraciste, de l’opposer en permanence aux discours identitaires et racistes qui ont envahi le débat public, de mener une lutte sans trêve et assumée sur ce terrain de l’antiracisme, pour briser notamment les consensus xénophobe et islamophobe qui se sont imposés au cours des quatre dernières décennies, y compris avec la complicité d’une partie de la gauche, et pour retourner la polarité dans la construction des « problèmes publics » : le problème ce n’est ni l’immigration ni l’islam, ce sont les politiques anti-migratoires (qui tuent chaque jour), l’islamophobie et plus largement le racisme sous toutes ses formes et dans toutes ses variétés.
Mais prendre au sérieux la question raciale, c’est aussi défendre et avancer un programme. Parce que si la question du pouvoir et du gouvernement nous importe, si elle est même cruciale pour nous, c’est en raison de ce que pourrait et devrait faire un gouvernement de rupture, non seulement avec le néolibéralisme et le productivisme, mais aussi avec le racisme et l’impérialisme. Difficile de ne pas en dire quelques mots ici. Un tel programme devrait comporter au minimum :
– des politiques de régularisation des sans-papiers ;
– des politiques de lutte réelle contre les discriminations raciales (lutte qui n’existe pas véritablement à l’heure actuelle, quoi qu’on en dise) ;
– des politiques de déségrégation des territoires, du marché du travail ou de l’institution scolaire ;
– des politiques de réparation à l’égard des minorités racialisées et des peuples colonisés ;
– des politiques visant à mettre un terme au profilage racial dans l’activité de la police et engageant par ailleurs la dissolution des brigades – comme la Brigade anti-criminalité (BAC) – les plus activement et brutalement au service du maintien de l’ordre socio-racial ;
– des politiques éducatives visant la connaissance par tou·tes des processus historiques à travers lesquels les puissances occidentales ont colonisé le monde entier, installé leur domination et imposé des classifications et des hiérarchisations raciales, qui ont eu un rôle central dans la construction d’un capitalisme mondialisé et prédateur.
– mais aussi une rupture nette avec les politiques impérialistes, ce qui passe notamment par la fin du pillage néocolonial de l’Afrique, le boycott d’Israël et l’autodétermination du peuple kanak.
C’est seulement à ce prix politique que l’on parviendrait – au terme d’une longue bataille politique, sociale et culturelle – à déracialiser véritablement les institutions et les consciences. Vaincre l’extrême droite suppose évidemment de battre électoralement des forces politiques organisées mais cela va beaucoup plus loin : il s’agit de transformer radicalement les conditions sociales, politiques, institutionnelles et culturelles, dans lesquelles ces forces naissent, se développent et prospèrent, donc notamment de bâtir une société en rupture complète avec un ordre racial qui organise des concurrences multiples, entretient la division sur le fondement de l’origine, de la religion ou de la couleur de peau, et reproduit tout un ordre inégalitaire socio-racial qui est solidaire et constitutif d’un système capitaliste fondé sur l’exploitation de la grande majorité par une petite minorité.
Cette bataille n’est évidemment pas notre seule tâche dans le combat contre l’extrême droite. Elle n’est pas exclusive d’autres luttes (syndicales, féministes ou écologistes par exemple), mais elle est une tâche absolument centrale pour quiconque prend au sérieux l’objectif de la libération et d’une humanité émancipée.
Illustration : Photographie de Martin Noda / Hans Lucas / Photothèque rouge.
[1] Voir là encore le dernier rapport de la CNCDH ou, il y a déjà une vingtaine d’années, cet article de Nonna Mayer.