Paradoxes de la confrontation

"Première secousses" est un livre manifeste autant que récit, une œuvre ressource et un essai collectif visant à susciter les débats essentiels à tout réseau de résistance. Il a été écrit par des dizaines de mains depuis le cœur du mouvement, pour mettre en partage les expériences, les hypothèses et les paradoxes qui donnent corps aux soulèvements de la terre et appeler à leur donner suite. Nous reproduisons un extrait de ce livre, publié aux éditions La Fabrique. Le chapître "Paradoxes de la confrontation" développe les reflexions autour des moyens d'action expérimentés par les Soulèvements de la terre.
{up readmore=Laburpena euskaraz | textless=Laburpena hetsi | class=up-readmore resume-eus} "Premières secousses" kontaketa bezainbat manifestu liburua da, errekurtso lan bat eta saiakera kolektibo bat, erresistentzia sare orori funtsezko eztabaidak sorrarazteko xedea duena. Dozenaka eskuk idatzi dute mugimenduaren bihotzetik, lurraren altxamenduei gorputza ematen dizkieten esperientziak, hipotesiak eta paradoxak partekatzeko eta haiei jarraipena emateko. La Fabrique argitaletxean argitaratu duen liburu horren zati bat publikatzen dugu. "Konfrontazioaren paradoxak", Lurraren Altxamenduek esperimentatutako ekintza moldeen inguruko gogoetak biltzen ditu. {/up readmore}
Nos hypothèses politiques impliquent nécessairement une forme de confrontation. Désarmer le béton, démanteler le complexe agro-industriel, reprendre les terres, c’est immanquablement se heurter à un État résolu à nous en empêcher par tous les moyens. Cette confrontation asymétrique nous expose à un ensemble de pes et de contradictions qui soulèvent de profonds questionnements éthiques et stratégiques.
Dépasser la désobéissance civile non violente
Depuis l’effondrement des mouvements révolutionnaires en Europe, l’idéologie de la « désobéissance civile non violente » a gagné du terrain. Cette tendance correspond à un moment de pacification. Elle marque une rupture avec les années 1970 qui furent celles de la prolifération des pratiques émeutières, des grèves avec séquestration de patrons et des groupes empruntant la voie de la lutte armée.
Le concept de « désobéissance civile non violente » est né aux États-Unis. Théorisé par Henri David Thoreau, il consiste à désobéir au grand jour, non à des fins personnelles mais pour marquer un désaccord éthique profond et provoquer une évolution juridique. Ses pratiquant·es justifient par le droit la violation de la loi. Ils désirent et sollicitent le jugement pénal de leurs actes. Cette stratégie réformiste vise principalement à produire du changement par des « actions judiciaires ».
Henri David Thoreau refuse de payer l’impôt parce qu’il pense que l’esclavage est contraire à la Constitution américaine. Il « passe une nuit en prison », mais « le lendemain matin, il laisse sa tante acquitter [l’impôt] à sa place » (82). Comme le démontre Hannah Arendt, cette histoire illustre que la « désobéissance civile non violente » fut d’abord une affaire de conscience. Thoreau écrit qu’il était de « son devoir tout au moins d’avoir les mains nettes ». Arendt commente : la conscience est la relation que j’entretiens avec moi-même, alors que la politique est la relation que nous entretenons les un·es aux autres. Elle tranche : « la conscience est apolitique ». Ses prescriptions individuelles « n’énoncent pas des principes d’action, mais elles tracent des limites que nos actes ne devront pas franchir ». La politique n’est pas une affaire de morale individuelle mais d’action collective. Elle consiste à donner un sens et des directions à l’action et pas simplement à lui fixer des limites.
Mais la désobéissance civile non violente n’est pas exclusivement morale. Elle recèle aussi une dimension tactique. Celle-ci repose sur la mise à distance de toute forme de confrontation. Animée par l’espoir d’un changement démocratique, elle traduit une volonté de maintenir le dialogue avec les institutions et de cultiver une certaine respectabilité au sein de l’opinion publique. Elle cultive une méfiance quant à la possibilité d’aboutir à des changements structurels par la manière forte. Elle se présente comme un choix pragmatique pour esquiver la répression et aboutir à de meilleurs résultats. Telle est la ligne défendue par les organisations de la gauche basque, comme Bizi ou Alternatiba, après la reddition de la lutte armée indépendantiste. C’est aussi celle de la majorité des paysans du Larzac. Ce n’est pas la nôtre.
Parmi les partisans de la non-violence, les plus souples acceptent l’idée de diversité tactique. Ils prennent part aux actes des Soulèvements de la terre. Les plus obtus en revanche considèrent la non-violence non seulement comme la seule forme d’action moralement juste mais comme la seule stratégie efficace. Ils incarnent la cristallisation de cette méthode de contestation en idéologie. Ils se fondent sur une lecture historiquement erronée des luttes sociales, féministes, anticoloniales et antiracistes. Bien d’autres ont pointé avant nous comment les gourous de la « non-violence » jettent aux oubliettes le rôle des bombes et du jujitsu dans le combat des suffragettes (83). Ils dissimulent derrière le mythe de Mandela l’usage des armes et du sabotage par l’ANC (84) dans la lutte contre l’apartheid. Ils taisent la genèse historique de nos luttes qui pourtant puisent leurs sources dans la furie des jacqueries paysannes et les barricades du mouvement ouvrier révolutionnaire. Réécrire l’histoire pour justifier l’idéologie de la « non-violence », n’y a-t-il pas là, précisément, quelque chose d’extrêmement brutal ?
Chacun·e de nous, avec ses croyances, son histoire et sa sensibilité propres, cultive un rapport singulier à l’exercice de la force. Y être absolument rétif pour des raisons éthiques n’a rien d’infamant. Mais il en va de même pour celles et ceux que l’inclination porte à des formes de confrontation. Pour bâtir une écologie conséquente, nous désirons en finir avec la version idéologique de la « désobéissance civile non violente ». À l’obstination puriste qui l’érige au rang de seule stratégie collective effective et moralement juste, nous opposons la volonté de saisir la dimension sociale de la colère et de la confrontation.
Alors que la conflictualité fait son retour en politique, l’irruption des Soulèvements de la terre contribue à chambouler la ligne non violente, à briser son hégémonie dans le champ de l’écologie politique. Dans tous les actes des Soulèvements, nous déployons des formes de complémentarité tactique au service d’objectifs stratégiques communs. Nous refusons de cantonner nos résistances à une manière d’agir qui reflète la forme de vie pacifiée de la classe moyenne occidentale.
L’idéologie de la non-violence confond le « bien » et son éthique bourgeoise, discréditant au passage la légitime virulence des protestations populaires à travers le monde. N’est-il pas logique que les personnes appartenant aux classes aisées soient les plus enclines à croire en la possibilité de « transformer le système de l’intérieur » par des moyens pacifiques et légaux ? Ne faut-il pas jouir de certains privilèges pour livrer sereinement son corps à la police et sa liberté aux juges ?
Que l’on se souvienne de ce jour du 16 mars 2019, acte XVIII. Venu·es de toute la France, les Gilets jaunes prennent à nouveau les Champs-Élysées. Les grands magasins sont dépouillés tandis que la manif repousse la police aux cris de « révolution ». Pendant ce temps, à quelques kilomètres à peine, la marche climat se promène paisiblement dans les rues de Paris. Elle entonne poliment chansons et slogans le long d’un parcours tout tracé qui se dirige dans la direction opposée de celle de la vibrante clameur des Champs-Élysées. Le contraste entre les deux manifestations est saisissant. Deux mondes s’ignorent. Bien que désirée par certain·es de part et d’autre, la jonction n’aura pas lieu.
L’une des ambitions des Soulèvements de la terre, c’est la confluence entre la rage sociale face à l’exploitation économique et aux discriminations raciales et le refus de la fin du monde. Cela commence par une rupture franche avec l’écologie morale qui multiplie les injonctions : des petits gestes quotidiens aux grandes considérations politico-stratégiques. S’en départir est indispensable pour ne pas stigmatiser les pratiques des classes populaires et la colère qui en émane ; pour reconnaître la légitimité de la colère périphérique des Gilets jaunes en 2018 et de la jeunesse des banlieues après la mort de Nahel en 2023.
Nous refusons catégoriquement de placer sur un plan d’équivalence l’exercice de la force par l’État et la réponse de celles et ceux qui lui résistent. Séparer les actes de leur signification est une opération de gouvernement pour asseoir son monopole de la puissance d’agir. La non-violence idéologique se fait hélas bien souvent le relais de cette politique, en « condamnant » les actions qui émanent des mouvements de lutte.
Le discours d’État refuse l’emploi du terme « violences policières » mais qualifie quasi systématiquement de « violent » la moindre dégradation matérielle, le moindre illégalisme… sauf quand ces actes émanent de ses alliés objectifs ! Davantage que de la véhémence des gestes et l’intensité des actes, le traitement différencié de la « violence » par l’État est surtout fonction du niveau de connivence de ceux qui ont recours à la force. Ainsi la répression des manifestations de la police ou de la FNSEA n’a rien à voir avec celle des Gilets jaunes, des manifestations contre la réforme des retraites ou des jeunes révolté·es des quartiers populaires. Ce traitement différencié est grossier au point d’en devenir ridicule. L’État qualifie de « colère » les bombes de l’audacieux Comité d’action viticole et « d’écoterroristes » celles et ceux qui découpent les bâches des bassines ou désarment une cimenterie.
Refuser le fétichisme de l’affrontement
« Nous ne recourrons à la légitime défense que dans
le but de rendre superflue la nécessité d’y recourir.
C’est une “dialectique de la violence’’. »
Gunther Anders, La violence : oui ou non.
Une discussion nécessaire
Si nous rejetons l’idéologie de la « non-violence », nous refusons tout autant d’idéaliser et de fantasmer la « violence ». Contrairement aux figures que construit de toutes pièces l’État répressif, nous ne sommes pas animés par la tentation de la lutte armée. Mais parfois – en réaction au dogme de la « désobéissance civile non violente » – affleure une tendance à la fétichisation de la confrontation. La violence peut être l’objet d’une fascination en ce qu’elle produit une forme d’intensité. Nous nous méfions de la tendance à survaloriser l’affrontement avec la police comme la seule forme de lutte efficace. Nous ne sommes pas de ceux qui idéalisent la confrontation. Nous sommes profondément marqué·es par la violence policière extrême, les blessures, les mutilations, les chairs meurtries et les traumatismes, la mort qui rôde à chaque détonation de grenade.
La violence n’est ni sacrée ni taboue. La volonté de figer à tout prix des tactiques en principes moraux et en idéologies politiques nous empêche de déployer une véritable réflexion stratégique. Elle fixe des automatismes qui nous rendent lisibles et gouvernables. Elle nous cloisonne dans des entre-soi étriqués et empêche des alliances fécondes. Comme toutes les tactiques, « la désobéissance civile non violente » ou le « black bloc » peuvent être employés pour toutes sortes de finalités éthiques et politiques. Elles sont parfois bien ajustées à une situation et parfois complètement inadaptées à une autre. Parfois elles s’opposent et d’autres fois elles se combinent. La tactique, c’est une palette de moyens. La stratégie c’est l’art de coordonner ces moyens en vue d’une fin. Se définir comme « non violent » ou « violent », c’est s’interdire de penser stratégiquement et appauvrir la nécessaire discussion sur nos lignes éthiques.
La question qui nous taraude n’est pas celle de savoir si, dans l’absolu, tel geste est violent ou non. Elle est : comment faire pour renverser un rapport de force à ce point asymétrique ? Les forces qui nous font face sont sans commune mesure avec les nôtres. Nous ne pesons pas lourd face aux multinationales du complexe agro-industriel et de la filière béton. Nos moyens sont dérisoires face à l’État répressif surarmé qui les protège à force ouverte. Le niveau de violence physique, sociale et symbolique qu’il déploie est incommensurable avec celui de nos luttes. Notre condition a quelque chose de celle de David contre Goliath, dont l’arme pourtant rudimentaire terrasse le géant.
Pour désigner les pratiques d’autodéfense et d’action directe, Françoise d’Eaubonne invoquait le concept de « contre-violence ». Elle affirmait que la meilleure des tactiques est celle d’une forme de guérilla plurielle et imaginative qui mobilise une diversité de moyens adaptés à la situation. « Une grève massive, un sabotage généralisé, un détournement multiple, une technique de dérision spectaculaire » peuvent être tout aussi ajustés que des moyens de lutte plus frontaux. Et bien souvent, écrivait-elle, « il est d’une part impossible de choisir, et d’autre part les uns valent ici et les autres là, et c’est encore tomber dans l’abstraction et le rêve que d’imaginer l’impossibilité d’utiliser les moyens dits violents, qui font partie de la contre-violence ».
Sortir du moralisme de la « non-violence », ce n’est certainement pas rechercher une avilissante et inatteignable symétrie avec nos ennemis dans l’exercice de la force. Nous cherchons dans l’agir une intelligence qui s’approche d’une forme de guérilla sans lutte armée, c’est-à-dire un art de lutter « du faible au fort ». La confrontation asymétrique avec les forces de l’ordre est parfois une nécessité pour défendre un territoire menacé, une manifestation, un lieu d’organisation, un piquet de grève ou une occupation. Elle peut être un levier dans certaines situations : pour atteindre un chantier à interrompre, une machine à désarmer, un lieu de pouvoir à envahir.
Notre intention n’est pas de prendre pour cible les corps et les personnes. Nos objectifs sont matériels. Simplement, nous prenons acte que dans une lutte il y a des moments du rapport de force où il faut savoir passer à travers une ligne de gendarmes et tenir une barricade. Lutter en excluant par principe la possibilité même de l’affrontement, c’est abdiquer par avance. En cela, pour les franges les moins idéologiques de la « désobéissance civile non violente », nos actions sont « non violentes », bien que nous récusions cette catégorisation. Les groupes écolos qui tiennent cette ligne font nettement la distinction entre les biens et les personnes. Ils ne condamnent pas les Soulèvements de la terre. Ils incluent la casse et le désarmement dans leur répertoire d’action. Ils ne pensent pas que « les biens sont aussi importants que les personnes » comme l’a affirmé Gérald Darmanin devant une commission d’enquête parlementaire (85). Cette déclaration brutale à propos du 25 mars à Sainte-Soline met au jour une vérité crue. Le fétichisme de la marchandise et la sacralisation de la propriété privée ne sont rien d’autre qu’une chosification des corps et des vies. À l’inverse des polices et du maintien de l’ordre dans ce monde, nous ne sommes pas animé·es du désir de contrôler et de soumettre les corps. Que le ministère délivre aux forces de l’ordre un permis de tuer et de mutiler pour défendre un chantier est la conséquence logique de cette anti-éthique du capitalisme.
Composer avec nos contradictions
Depuis trois ans que nous construisons des actions avec les Soulèvements de la terre, nous nous heurtons ici à un certain nombre de paradoxes. Nous ne prétendons pas les résoudre ici mais ils méritent d’être énoncés clairement pour affiner notre manière de nous organiser et mettre en partage nos expériences.
– Il y a le paradoxe de la violence spectaculaire. Même si l’on ne s’autodésigne pas comme « violent », on pourra toujours compter sur la répression et les mass media pour le faire. Quoi qu’il arrive, à partir du moment où nous faisons fi de la légalité et où nos actes – par leurs conséquences matérielles – sortent du strict registre de l’interpellation citoyenne et symbolique, nous serons systématiquement désignés comme « violents ». Pour avaliser cette construction, les médias chercheront à tout prix à arracher une « condamnation » de la bouche des autres composantes de la lutte. La solidité de nos alliances se mesure à la capacité de nos complices à repousser de telles injonctions.
Les médias sont avides de « violence spectaculaire ». Celle-ci porte souvent avec elle la possibilité même de la visibilité. Elle fait sortir les luttes territoriales de l’indifférence. Les journalistes accourent de toute la France pour en capter l’irruption. Elle les attire en même temps qu’elle les dégoûte. Alors ils n’ont plus qu’une question à la bouche : « Est-ce que vous condamnez les violences ? » Bien que ses conséquences nous échappent, cette visibilité entraîne souvent un accroissement du rapport de force. Cette fascination médiatique pour la violence est foncièrement malsaine et nous nous gardons bien d’en jouer. Nos actes doivent toujours avoir un sens par eux-mêmes et non par l’image qu’ils renvoient. Ils sont d’abord pensés pour leur impact sur le réel et leur capacité à renforcer la communauté de lutte qui les porte et surtout pas comme une mise en scène de la « violence ».
– Il y a le paradoxe de la force négative. Si l’usage de la force est presque toujours condamné, rares sont les luttes qui ont obtenu gain de cause sans passer par des formes de confrontation. Les mouvements qui procèdent d’une force négative, d’une opposition frontale et sans concession sont bien souvent ceux qui font plier les gouvernements. Ce fut le cas des Gilets jaunes en France. Fort d’un soutien populaire, leur déferlement a fait trembler le palais de l’Élysée et la taxe sur le carburant a très vite été retirée. Mais paradoxalement, la force négative se heurte – elle aussi – à une limite. Quand la tension est montée trop haut, les gouvernements finissent par lâcher partiellement pour aussitôt verrouiller la situation. D’une main ils pacifient, de l’autre ils déploient une répression violente pour ne pas légitimer les modes d’action qui les ont acculés à faire des concessions.
Une fois un certain seuil du rapport de force atteint, une fois les premières concessions arrachées, il n’est pas évident de tenir bon pour obtenir davantage, pour aller plus loin dans le bouleversement. C’est au moment où l’État amorce un recul qu’il est le plus dangereux. Tout l’enjeu est alors de parvenir à poursuivre le processus sans précipiter une escalade de la confrontation qui peut conduire à l’écrasement pur et simple du mouvement par les forces répressives. La lutte contre les bassines après le 25 mars 2023 aborde cette phase délicate.
Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter a connu, après le meurtre de George Floyd, des moments de rage spontanée où des masses de prolétaires noirs ont pillé le centre des métropoles. Tout comme lors de la révolte qui a suivi le meurtre de Nahel à Nanterre, la paix factice des États a brièvement volé en éclats. Bien plus qu’en France, nombre d’organisations outre-Atlantique revendiquent le définancement voire l’abolition de la police. Pourtant presque aucune n’a assumé ces gestes de colères. L’art de la contre-insurrection consiste à couper ces gestes de leur sens, à en faire des actions muettes en les séparant des forces organisées ainsi réduites au rang de simples mouvements d’opinions.
– Il y a le paradoxe de l’exposition. D’un côté, nous appelons à des gestes de désarmement, de blocage ou d’occupation au grand jour, portés par une foule bigarrée. C’est en quelque sorte notre marque de fabrique. Cela implique de désobéir à la loi, ouvertement et en masse. Ces actes, fortement médiatisés, inspirent et légitiment des répliques nocturnes et spontanées. Ils s’articulent avec les initiatives de petits groupes disséminés sur tout le territoire.
De l’autre, nous refusons les tactiques sacrificielles de la non-violence, qui consistent à espérer changer la loi en se laissant délibérément arrêter et traîner devant les tribunaux. « Il est fort regrettable que tant de personnes soient persuadées que la volonté de se sacrifier soi-même constitue la meilleure preuve de l’intensité de l’engagement (86) ». Notre objectif n’est pas d’accumuler un maximum de procès.
Le paradoxe de l’exposition, c’est la contradiction qui caractérise notre volonté farouche de tenir ensemble : d’une part le caractère public de l’action au grand jour et d’autre part la protection par l’anonymat face à la répression. Chaque acte des Soulèvements est une oscillation entre l’exposition et l’anonymat. L’exposition est nécessaire à la diffusion, à la généralisation et à l’explicitation de nos gestes de résistance. L’anonymat est une protection non moins nécessaire face à la répression étatique qui ne cesse de s’accroître. Pour conserver leur caractère insaisissable et populaire, nos manifestations ont besoin de présences masquées et démasquées. Loin d’être un acquis, la cohabitation de ces deux régimes de présence est toujours un apprentissage. Elle exige de construire une culture commune de l’action et de l’autodéfense juridique qui est encore balbutiante.
La centralité de notre champ d’action se situe sur le terrain, pas dans les tribunaux ou à l’assemblée. Que chemin faisant nous arrachions des moratoires, des jurisprudences ou l’abandon de projets est une chose. C’est même très important pour renouer avec la confiance dans notre capacité d’agir et sortir de l’impuissance. Mais notre horizon dépasse ces victoires partielles. Face à un État qui organise le ravage, nos actions contribuent à un affaissement du consentement à la loi, à l’érosion d’une autorité gouvernementale illégitime, à l’irruption d’une insubordination de masse.
– Il y a le paradoxe de la frontalité. Comme nous sommes chaque fois attendus par un nombre croissant de gendarmes, le risque est grand de foncer tête baissée dans le mur. Ce paradoxe est particulièrement criant concernant les luttes contre des chantiers dévastateurs. Comment s’opposer physiquement aux travaux pour empêcher des destructions irréversibles ? Cela commence par continuer de s’organiser pour venir régulièrement et en masse bloquer, envahir et désarmer les chantiers. Dans les Deux-Sèvres, cette stratégie a porté ses fruits jusqu’au jour où l’État a décidé de transformer le chantier en inexpugnable fortin, sur le modèle de ce qui s’est passé au val de Suse en Italie. Dans cette configuration particulière, le dispositif policier nous pousse à une frontalité dont il tire profit pour semer la terreur et traumatiser massivement.
À Sainte-Soline le 25 mars 2023 et en Maurienne quelques semaines plus tard, nous nous sommes heurtés à cette impasse stratégique (87). Happée par un point de fixation, la manifestation se transforme en affrontement sans perspective dont la majorité des manifestant·es devient spectatrice. Pour rebondir et ne pas s’enferrer dans ce cul-de-sac, bien des pistes méritent d’être explorées : continuer d’expérimenter des formes massives, inclusives et ludiques de mise en jeu face à la police à même de déborder le dispositif ; reconduire les présences populaires et déterminées dans l’esprit des farandoles du 29 octobre 2022 à Sainte-Soline ; s’accommoder des obstacles naturels pour contourner le dispositif, comme quand le cortège se fait pont humain pour traverser une rivière en Maurienne.
Ces fortins nous invitent aussi et surtout à penser le chantier par-delà son périmètre grillagé, à l’envisager comme le maillon d’une immense chaîne étalée sur le territoire. Ce déplacement de perception appelle l’invention de nouvelles formes de mobilisation de masse capables de coordonner le mouvement simultané de plusieurs milliers de personnes sur plusieurs points de confluence, tenus secrets jusqu’à la dernière minute.
Une autre option consiste à se donner les moyens d’occuper les sites en amont pour les défendre face aux bulldozers. C’est la stratégie de la ZAD. Nous en avons éprouvé, ces dernières années, la puissance et les limites. Elle exige une grande concentration de forces sur un tout petit territoire, un engagement existentiel total, un soin et une attention de chaque instant envers les habitant·es des lieux. Elle implique de résister avec détermination aux tentatives d’expulsion.
L’État, instruit de ses erreurs passées, tâche désormais d’empêcher à tout prix l’installation d’occupations dans la durée. L’expulsion quasi immédiate de la « Cremzad » à Castres, sur le tracé de l’autoroute A69 en octobre 2023, l’illustre. Celle-ci aura duré moins de vingt-quatre heures. La défaite de Notre-Dame-des-Landes est pour lui un traumatisme vivace. La résistance aux expulsions se pose donc parfois d’emblée, et non plus après un temps d’ancrage. Cette nouvelle donne nous invite à varier les formes d’occupations. Que ce soit, comme dans la lutte contre l’A69, en persistant à implanter des occupations durables dans le périmètre des chantiers, en impulsant des occupations éphémères très ajustées au calendrier des travaux (comme sur le glacier de la Girose), ou en adoptant d’autres manières de tenir durablement les territoires à défendre en amont des chantiers comme l’acquisition légale de lieux d’organisation et de veille sur le modèle des presidio valsusains (88).
Polymorphies maya
Un jour, le sous-commandant Marcos s’assoit au bord d’une rivière dans un village reculé. Le vieil Antonio, vénérable doyen conteur, lui raconte un mythe maya que lui ont transmis les anciens. C’est l’histoire de l’épée, de l’arbre, de la pierre et de l’eau. L’épée se dressa et dit : « Je suis la plus forte. Je peux vous détruire tous. Mon tranchant coupe et donne pouvoir à celui qui me porte et mort à celui qui me fait front. » L’arbre lui rétorqua que c’était lui le plus fort parce qu’il avait résisté aux plus féroces tempêtes. L’arbre et l’épée combattirent. L’arbre se fit dur et ferme face à l’épée. Celle-ci le frappa, encore et encore, jusqu’à l’abattre. La pierre défia à son tour l’épée : « La plus forte c’est moi, car je suis dure et ancienne, lourde et pleine, j’ai résisté au temps qui passe. »
L’épée et la pierre combattirent. La pierre se fit dure et ferme face à l’épée. L’épée frappa encore et encore, elle brisa la pierre mais ne put la détruire. L’épée finit le combat toute émoussée et la pierre en morceaux. Elles pleurèrent toutes deux sur leur inutile bataille.
Pendant ce temps, l’eau du ruisseau coulait, indifférente. L’épée la toisa : « Toi tu es la moins forte de tous ! » L’épée se jeta contre le ruisseau. Elle fendit aisément l’eau qui ne se fit point dure et ferme face à elle. Mais l’eau reprit immédiatement sa forme. Le temps passa et l’épée rouilla jusqu’à perdre son tranchant. Elle se lamenta : « Je suis plus forte qu’elle, mais sans même combattre, elle m’a vaincue. » Elle repartit couverte de honte, sans comprendre pourquoi ni comment, ayant gagné, elle avait perdu. De ce mythe maya, les anciens ne tirent pas la morale attendue. Ils n’en concluent nullement la supériorité de l’eau. Ils nous disent : « Parfois il faut se battre comme l’épée face à l’animal, d’autres fois comme un arbre face à la tempête, d’autres fois encore comme la pierre face au temps. Mais parfois, il faut se battre comme l’eau face à l’épée. » (89) Même si nous n’avons pas toujours la possibilité de choisir, il nous appartient de discerner – à chaque instant du rapport de force – quand se faire épée, arbre, pierre ou eau. Devenir polymorphes.
82. Hannah Arendt, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Gallimard, 1972. Toutes les citations d’Hannah Arendt ci-dessous proviennent de ce texte.
83. Elsa Dorlin, Se défendre, Une philosophie de la violence, La Découverte, 2017.
84. Umkhonto we Sizwe (MK) est, de 1961 à 1991, la branche armée du Congrès national africain (ANC) et du Parti communiste sud-africain. Créée en réaction au massacre de Shapeville, son nom signifie littéralement « fer de lance de la nation ». Elle mène des campagnes de sabotage, des attaques armées contre des postes de police des townships et des infrastructures militaires, et des attentats. Elle fut fondée et longtemps dirigée par Nelson Mandela.
85. Commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, Audition de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, le 5 octobre 2023.
86. Hannah Arendt, « La désobéissance civile », op. cit.
87. « À celles et ceux qui ont marché à Sainte-Soline », Les Soulèvement de la terre, 25 mars 2023.
88. Dans le cadre de la lutte vieille de dizaines d’années contre la construction du tunnel transalpin pour le TGV Lyon Turin, les opposant·es ont établi des presidio. Il s’agit à la fois de lieux de réunion, de vigies et de structures défensives contre le chantier.
89. Sous-commandant Marcos, Contes mayas, L’Esprit frappeur, 2 000.