PRISES DE TERRES

Reprendre et déprendre la Terre à ceux qui l'effondrent.
Texte paru dans le livre "On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour les soulèvements de la terre", Ed. Seuil. Juin 2023.
Conquêtes coloniales, spoliation des communs par le enclosures, dégât des usines industrielles : le capitalisme est né d'une prise violente de terres et de milieux de vie nourricier. On doit à Rosa Luxemburg d'avoir analysé ces dépossessions non seulement comme inaugurales, mais comme récurrentes et constitutives du capitalisme. Et au théoricien nazi Carl Schmitt - qui glorifiait ainsi l'ordre colonial instauré depuis 1492 et l'ordre nazi qui s'étendait sur l'Europe - d'avoir observé que ces prises de terre violentes étaient fondatrices de l'édification d'un nouvel ordre sociopolitique. Un nouveau régime politique implique un coup de force foncier.
À l'âge industriel cette prise de terre s'opère au nom de la production: est légitime à accéder au territoire celui qui fait preuve de sa capacité à produire en masse pour le marché. Les milieux et processus naturels, jugés sous-optimaux, les formes de subsistance, jugées sous-développées, et les peuples colonisés, décrits comme incapables de «mettre en valeur» leurs « ressources » pour le marché mondial, sont dépossédés de leur souveraineté.
À cette prise de terre coloniale s'ajoute une colonisation intérieure des campagnes hexagonales comme « déserts » à développer, désenclaver, industrialiser. Pour implanter des infrastructures (usines, routes, aéroport, raffinerie , etc.), on présente le territoire comme vide d'autres usages légitimes. L'avènement de l'agriculture dite « moderne» est aussi une prise de terres. Aménagements matériels (drainages, remembrements...), technologies (machines, biocides, génétique) et réglementations permettent à l'État modernisateur, allié à la FNSEA, d'octroyer un monopole d'usage de l'espace rural à une minorité d'« exploitants », L'accès à la terre se voit conditionné à l'exercice d'une agriculture inscrite dans les circuit du capitalisme industriel, consmmatrice de machines, de carburants, d'engrais, de pesticides et d'eau, et fournisseuse de l'agroalimentaire.
Si les années 1950-1960 ont parachevé 1789 en évinçant les propriétaires non-exploitants et les notables (statut du fermage, fin de l'agrarisme), la prise de terre par les acteurs agro-industriels a aussi exclu du territoire des millions de paysan-nes (de 7 millions d'actifs agricoles à 400000 aujourd'hui). Confié à une minorité d'exploitants qui dominent la terre par les machines, le pétrole et la chimie, l'espace rural est déserté pour devenir un centre de production de « biomasse ». La prise de terre agro-industrielle s'approprie l'eau et dégrade sa qualité (nitrates, pesticides). Elle élimine les vivants jugés improductifs (races et variétés diverses remplacées par des organismes standardisés). Et elle décime les vivants comptés pour rien: millions d'abeilles chassées dès les années 1950 des zones de grande culture pesticidées, oiseaux en chute de 30 % depuis 1989, bactéries et microfaune réduite des sols appauvris, et tout un cortège d'espèces victimes du recul des zones humides et d'une polyculture-élevage paysanne propice à la biodiversité (prairies permanentes, haie vives, etc.)1.
À ces prises de terres du capitalisme industriel, s'en ajoutent à présent de nouvelles: celles de l'agriculture numérisée et robotisée; celles du capitalisme numérique avec ses mines et ses infrastructures ; celles de l'« économie verte », ses mécanismes de « compensation» biodiversité et ses « marchés du carbone ». Et ces prises affectent tous les éléments: l'eau, avec le accaparernents (pompages et mégabassines), l'air, avec la carbonisation de l'atmosphère, le ciel avec le satellite ...
Ces multiples dépossessions localisées font du capitalisme une prise de Terre, avec ce privilège géologique inouï de nous sortir de l'Holocène. Face à ce coup de force, les Soulèvements de Ia Terre posent l'hypothèse politique qu'aucune émancipation sociale ni aucune bifurcation écologique n'est possible sans que ces prises de terre ne soient défaites. Sans que les normes, infrastructures et technologies qui les utilisent ne soient désarmées. Sans que des millions d'hectares ne soient repris, habités, soignés. Reprendre la terre au productivisme agricole, c'est bien sûr la repeupler de collectifs humains pratiquant une agriculture nourricière paysanne et solidaire. Mais c'est aussi déprendre la Terre de l'hégémonie de la production, pour permettre une diversité enchevêtrée d'usages et de tissages de milieux par de multiples vivants, y compris ceux qui ont besoin de notre distance bienveillante pour s'épanouir.
Les Soulèvements de la Terre offrent ainsi un nouvel horizon à une vieille écologie gestionnaire qui n'a su, en trois décennies de participation gouvernementale, éviter le désastre; à un monde agricole livré à la concentration industrielle par son syndicat dominant; et au « mouvement climat », qui peut désormais passer de revendications abstraites à des luttes situées pour défendre des terres (en campagne comme en ville) et y stopper les entreprises écocidaires.
1- Données sourcées dans https://www.terrestres.org/2021/07/29/la-modernisation-agricole-comme-prise-de-terre-par-le-capitalisme-industriel/