Quelle place pour l’altermondialisme en 2024 ?
Dans les années 2000, des dizaines de milliers de militant·e·s du monde entier se retrouvaient à Porto Alegre, Mumbaï ou Belem, parmi ceux-ci près de trois mille venaient de France... Lors du dernier forum social mondial, en février 2024 à Katmandou, au Népal, on ne comptait que quelques dizaines de Français dans un forum qui a été un succès, mais uniquement par la présence nombreuse de Népalais·e·s et de militant·e·s du sous-continent indien. Article paru dans la revue numérique d'ATTAC Les Possibles Eté 2024.
Il est donc temps de faire un premier bilan et d’essayer de comprendre ce qui a changé dans le contexte actuel et ce que pourraient être les priorités d’action pour les années qui viennent, pour Attac comme pour les mouvements sociaux du monde entier.
Les apports du mouvement altermondialiste
Nous le verrons, les raisons essentielles qui expliquent l’affaiblissement des mobilisations altermondialistes tiennent à la transformation profonde de la scène géopolitique mondiale mais aussi à l’évolution tout aussi importante de la nature des mouvements sociaux les plus récents et aux nouveaux modes d’engagement.
Mais avant de développer ces questions il est utile de revenir sur les apports essentiels du mouvement altermondialiste tant du point de vue des idées, et de leur mise en œuvre, même de façon très partielle, que de la culture politique dominante, pour la gauche et les mouvements sociaux, dans des sociétés comme la nôtre.
Les manifestations de Seattle, en novembre 1999, sont considérées comme l’acte de naissance du mouvement altermondialiste. Un moment où les politiques économiques et sociale, au niveau national comme au niveau international, étaient considérées comme des invariants indiscutables : après le “TINA” de Margaret Thatcher (There Is No Alternative), ce sera, en France, le règne de la “pensée unique” et au niveau mondial le “consensus de Washington” c’est-à-dire le credo commun à la Banque mondiale, au FMI et au département du Trésor du gouvernement américain. Pour les élites économiques et politiques, il n’existe pas de critique légitime à la mondialisation néolibérale.
Un quart de siècle plus tard, on voit à quel point les opinions ont évolué, y compris du côté des gouvernements et des élites. Les paradis fiscaux, la spéculation financière et les délocalisations industrielles sont décriés de tous côtés, et la mondialisation néolibérale est jugée par tous comme en grande partie responsable de la croissance des inégalités et des atteintes à l’environnement. Une évolution à mettre au crédit du mouvement altermondialiste, même si cette prise en compte réduit l’impact de ce mouvement, victime involontaire du succès de ces mises en garde !
L’autre apport, tout aussi important, du mouvement altermondialiste, est la transformation de la culture politique en France et dans de nombreux autres pays.
Le XXe siècle a vu se développer, dans les partis de gauche comme dans le mouvement ouvrier, une culture extrêmement hiérarchique, au sein des partis, syndicats et mouvements sociaux, mais aussi entre eux et entre les combats et les mobilisations. Seule la classe ouvrière était sensée capable de réellement changer la société par l’instauration du socialisme, et les autres terrains de mobilisations, le féminisme, l’écologie, les discriminations raciales, etc. étaient subordonnés à la question principale, la question sociale. Une hiérarchie de même ordre régissait les rapports entre partis politiques et syndicats et mouvements sociaux, ceux-ci devant être subordonnés aux partis, seuls capables de porter un projet global de transformation sociale. La France était une exception partielle, de par l’héritage de la charte d’Amiens, mais partout ailleurs, sociaux-démocrates ou communistes, les partis politiques avaient le rôle dominant. Une culture hiérarchique qui s’imposait dans toutes les organisations avec les pyramides classiques, congrès, comités centraux ou directeurs, bureaux politiques et secrétariats généraux comme modèle unique...
Cette culture avait été remise en cause à la fin des années 1960, en particulier l’année 1968, avec l’émergence d’une nouvelle génération du féminisme, de l’écologie et de la défense des droits des minorités mais les forces politiques de gauche, malgré leur montée en puissance dans les années 1970, n’ont que peu intégré ces thématiques.
Plus tard, les mouvements sociaux des années 1990, et en particulier les zapatistes, ont eux aussi insufflé une nouvelle approche, mais c’est vraiment le mouvement altermondialiste qui a généralisé cette évolution qui, aujourd’hui, va de soi dans de très nombreux pays. Dans les forums sociaux, qui sont les lieux où se construisent les alliances et les mobilisations, aucune hiérarchie n’est acceptée, les décisions sont prises au consensus, et l’accent est mis sur l’idée que “notre richesse vient de notre diversité”.
Une situation géopolitique tout à fait nouvelle
Au moment où le mouvement altermondialiste émerge, la situation géopolitique mondiale n’a rien à voir avec la situation actuelle. Après l’effondrement de l’URSS et des régimes comparables, s’ouvre une décennie où la mondialisation néolibérale s’étend à la planète entière sous la domination écrasante de l’occident et, surtout, des États-Unis. Mais cette période historique ne se limite pas aux diktats bien connus portant sur les politiques économiques et sociales, contre lesquelles le mouvement altermondialiste va se mobiliser. Ce sera une décennie où les politiques néolibérales se conjuguent avec le recul des dictatures, Bill Clinton défendra le concept de “démocratie de marché”, et où les institutions multilatérales prendront une place importante. Les années 1990 seront celles de la naissance de l’OMC, des politiques d’ajustement structurel du FMI, mais aussi celles où les Nations unies organiseront des grandes conférences qui joueront un rôle important, sur les droits des femmes à Beijing en 1995, sur l’habitat à Istanbul en 1996 ou celle sur l’environnement et le développement à Rio-de-Janeiro en 1992, le “sommet de la terre” qui lancera les processus de négociation sur la désertification, la biodiversité ou le changement climatique.
Dans ce contexte où le monde paraît unifié, sous la domination occidentale, les mouvements sociaux qui se retrouveront à Porto Alegre construiront facilement un agenda de mobilisation ciblant les institutions qui sont au cœur des diktats néolibéraux, le FMI, l’OMC ou le G7. Ce seront les grandes mobilisations qui vont mobiliser des millions de manifestants, en particulier dans la jeunesse, Seattle aux États-Unis fin 1999, Gênes, en Italie, en juillet 2001, puis, en mars 2003 les manifestations dans le monde entier contre la guerre en Irak.
La guerre en Irak de 2003 va être la première césure majeure pour le multilatéralisme. Décidée par l’administration Bush, sans l’accord du conseil de sécurité des Nations unies, cette guerre va diviser les puissances occidentales et, surtout, inquiéter fortement la Russie et la Chine face au “messianisme démocratique” des néo-conservateurs qui entourent George Bush et qui prétendent imposer leur modèle dans le monde entier.
Dès cette période, les Nations unies vont perdre leur capacité à agir. Ce sera la même chose pour l’OMC qui ne sera plus capable d’obtenir de nouveaux accords de libre-échange au niveau mondial, laissant se développer des accords bilatéraux, et pour l’ensemble des institutions internationales.
Une décennie plus tard, un nouveau tournant va se dessiner. Les néo-conservateurs vont laisser la place à un nouvel autoritarisme que l’on retrouvera sur tous les continents. Poutine en Russie, Modi en Inde ou Erdogan en Turquie ne remettent pas en cause le système électoral, mais imposent un pouvoir personnel en réprimant les minorités et les oppositions. Ils seront suivis par Bolsonaro au Brésil et Donald Trump aux États-Unis et de nombreux autres leaders autoritaires, en même temps que nous assistons retour des coups d’État en Birmanie, en Thaïlande et en Afrique de l’Ouest.
Ces transformations profondes de la scène géopolitique vont peser lourdement sur les mouvements sociaux, premières victimes des régimes autoritaires, mais aussi sur leur capacité à agir sur le plan international, et cela pour deux raisons majeures.
La première est la conséquence de l’effacement des institutions internationales. Rien de tel qu’avoir des adversaires en commun pour construire des alliances, des fronts et des mobilisations massives, comme avait pu le faire le mouvement altermondialiste 25 ans auparavant. Aujourd’hui, se mobiliser face à des réunions du G7 ou des conférences de l’OMC est infiniment moins attractif, chacun sachant que ces réunions n’aboutiront à rien, ou presque...
La seconde tient au retour d’un “campisme” qui n’existait pas à l’apogée du mouvement altermondialisme. Face aux divisions entre grandes puissances, certains mouvements vont considérer que la priorité absolue est de s’opposer à la puissance dominante, les États-Unis, et à leurs alliés, créant ainsi des désaccords profonds avec d’autres mouvements, ce qui rend difficile l’action commune.
Un exemple récent est celui de la guerre en Ukraine. Les mouvements qui avaient été au cœur du mouvement altermondialiste au début des années 2000 ont eu des réponses différentes. En Amérique latine plusieurs mouvements importants ont une position campiste, considérant quela guerre en Ukraine n’est que le résultat de l’agression impérialiste occidentale et que la Russie n’a d’autres choix que d’intervenir pour arrêter cette « agression ». En Europe aucun mouvement important n’a pris une position de ce type, mais les différences de points de vue y existent également. En France une large convergence s’est constituée pour défendre le peuple ukrainien et le droit de l’Ukraine à résister et se battre pour sa souveraineté, mais en Italie, Allemagne ou Espagne la majorité des mouvements ont adopté une orientation pacifiste, qui n’est en rien un soutien à l’agression russe, mais pense que la priorité est à l'arrêt des combats. On retrouvera ce type de divergences sur d’autres terrains. Au nom de l’opposition à l’impérialisme américain, de nombreux mouvements sud-américains restent plus que timides sur les violations des droits humains et les atteintes à la démocratie au Venezuela, voire pour certains d’entre eux, au Nicaragua, un des pires régimes dans ce sous-continent. Les mêmes hésitations se retrouvent chez certains mouvements en Asie à propos de la Chine, face à l’agressivité américaine contre ce pays, ou en Afrique sur l’analyse des coups militaires au nom d’un rejet – tout à fait justifié –de la politique néocoloniale de la France.
À cette étape, il est utile de poser quelques hypothèses pour mieux comprendre la situation actuelle.
La première renvoie aux analyses des systèmes-monde tel qu’ils ont été théorisés par Immanuel Wallerstein. Les systèmes-monde, depuis la fin du XVIe siècle et le siècle d’or néerlandais, ont toujours été construits autour d’un État dominant, les phases de transitions d’un État dominant à un autre ayant été marquées souvent par de nombreux conflits, de tensions et de guerres.
Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle phase de transition ce dont témoigne tous les jours la montée des tensions internationales. Les États-Unis sont toujours la puissance dominante, sur le plan militaire, monétaire – avec le dollar, la monnaie de référence – et culturel. Mais en phase de déclin relatif avec la montée en puissance du “Sud global” et en particulier de la Chine, compétiteur majeur dont le PIB approche celui des États-Unis et le dépasse même s’il est calculé en parité de pouvoir d’achat, une Chine qui veut se développer dans tous les domaines industriels et qui pèse sur la scène internationale avec son initiative “Belt and Road”.
Si la Chine et les États-Unis sont les deux seuls acteurs développant tous les atouts de la puissance, la phase de tensions et de guerres dans laquelle le monde est entré permet à d’autres acteurs de peser par différents moyens, dont les interventions militaires. C’est évidemment, au premier chef, le cas de la Russie qui a multiplié les interventions au Moyen-Orient, en Afrique, dans le Caucase et aujourd’hui dans un conflit majeur en Ukraine.
L’autre hypothèse est la remise en cause de “l’ordre westphalien” qui a été la base du système international construit à la fin de la Seconde guerre mondiale, tel qu’elle est théorisée par Bertrand Badie. Il s’agit d’un “ordre” issu du traité de Westphalie qui a mis fin à la guerre de 30 ans, en 1648, où les États ont été consacrés comme la base des relations internationales. Les Nations unies, en 1948, ont consacré ce système, où le droit international est construit par et pour les États.
La déstabilisation de ce système a commencé dès les années 1960, avec l’émergence de deux réalités. C’est d’abord le cas des entreprises multinationales – IBM en étant la première – qui limitent les capacités d’actions des États. Mais c’est aussi celle d’ONG qui remettent en cause la souveraineté des États – contrairement à la première ONG internationale née à la fin du XIXe siècle, la Croix Rouge – sur le terrain des droits humains, de l’urgence humanitaire ou de la défense de l’environnement. Une déstabilisation qui va s’aggraver avec la décolonisation et l’arrivée d’un “Sud global” qui perturbera le jeu des grandes puissances, puis par la mondialisation, le poids des opinions publiques et des mobilisations internationales, l'instantanéité de l’information et la généralisation de l’accès à l’internet.
La combinaison de ces deux hypothèses dessine un monde extrêmement fragmenté et instable, et rien ne permet de penser qu’il ne s’agira que d’une courte parenthèse. Au contraire, la déstabilisation du système-monde antérieur et la crise du modèle westphalien sont des tendances de longue durée, et l’instabilité et la volatilité qui caractérisent la situation internationale sont des données à intégrer par les mouvements sociaux pour penser leurs mobilisations et leurs actions.
Cette réalité produit des effets contradictoires. D’un côté cela peut offrir des opportunités et élargir les marges de manœuvre pour les mouvements sociaux et aux ONG, mais cela peut accroître les contradictions, divergences et mécompréhensions entre mouvements et produire des replis sur soi, sur ses thématiques ou sur son territoire, local ou national.
Des mouvements sociaux dont la nature se transforme
La dernière décennie a montré une capacité de mobilisation très importante, et cela concerne tous les continents. À la veille de la pandémie du Covid, l’année 2019 avait été désignée par beaucoup d’analystes et observateurs comme l’année des soulèvements des peuples et des mobilisations. L’Algérie, le Soudan, Hong Kong, le Chili en étaient les pointes avancées, mais partout les sociétés étaient en mouvement. La pandémie a évidemment gelé ces processus, et la répression a eu raison de plusieurs de ces mouvements, mais les mobilisations sont reparties de plus belle dans de nombreux pays, l’année 2023 en France en étant un des exemples les plus marquants.
Mais en 25 ans une transformation profonde s’est opérée dans la nature des mouvements. À Porto Alegre, comme dans tous les forums sociaux, les organisations (ONG, syndicats, mouvements...) étaient la “cellule de base” de toute l’organisation : seules les organisations étaient présentes dans les structures d’animation des forums, et toutes les activités organisées dans les forums – ateliers, séminaires, conférences – l’étaient également par les organisations. L’horizontalité et le refus de la hiérarchie étaient la règle, mais une horizontalité entre organisations et mouvements... Une logique que l’on retrouvait dans les grandes manifestations internationales qui, elles aussi, étaient sous la responsabilité des organisations qui les convoquaient.
Depuis plus d’une décennie, une nouvelle forme de mobilisation, basée sur les individus, apparaît dans de très nombreux pays. Dans certains cas, en particulier le printemps arabe de 2011, l’absence ou la grande faiblesse d’une société civile organisée permet de comprendre que ces mobilisations soient spontanées, sans cadre organisé, en tout cas dans sa première phase. Mais ce qui est frappant est l’apparition de ce type de mobilisation dans des pays où il existe de nombreux syndicats et associations. En 2011 cela a été les mouvements Occupy, ou Indignados en Espagne, en réaction à la crise financière de 2007/2008 et avec comme cible les bourses et institutions financières. Puis, d’autres mobilisations ont adopté le même modus operandi ; en France cela a été le cas de Nuit Debout en 2016, un mouvement d’occupation des places publiques en réaction à la loi travail du gouvernement Hollande, puis les Gilet jaunes à l’automne 2018.
Ce qui est également frappant est la concomitance entre l'apparition de ces mouvements d’une nature tout à fait nouvelle, avec de nouvelles formes d’engagement dont la conséquence immédiate est la faiblesse des organisations. C’est vrai pour les organisations ou les mouvements les plus récents, à l’exemple des mouvements pour la justice climatique les plus récents, comme les “Friday for the Future” lancés par Greta Thunberg, ou “Extinction Rebellion” et “Next Generation”, dont on voit bien la grande fluidité et la difficulté de stabiliser ces mouvements. Mais c’est aussi vrai pour les organisations plus stabilisées et donc plus solides. L’année 2023 a connu un mouvement considérable contre la réforme des retraites, avec des millions de manifestants se retrouvant semaine après semaine. Cette mobilisation considérable a été dirigée de bout en bout par une intersyndicale dont l’unité n’a jamais été brisée, mais si l’on regarde les adhésions, donc le renforcement organisationnel des syndicats, on s’aperçoit qu’elles ont été minimes, ce qui confirme une déconnexion que l’on constate dans de nombreux exemples entre l’importance des mobilisations, et en particulier des manifestations, et le renforcement des organisations, qu’elles soient syndicales ou associatives.
Cette nouvelle réalité, et surtout celle des mouvements uniquement basés sur les individus pose toute une série de problèmes. Nous l’avons vu en France pendant Nuit Debout ou les Gilets jaunes, dans des mouvements de ce type il est quasiment impossible d’avoir une représentation ou une délégation, fermant ainsi la porte à toute forme de négociation ou toute alliance structurée avec d’autres “structures” (syndicale ou autre). Plus généralement, toute prise de décision est beaucoup plus difficile dans un mouvement basé sur des individus que dans un mouvement basé sur des organisations comme les forums sociaux. Dans les deux cas, le mécanisme de prise de décision est le consensus, mais sa mise en œuvre est très différente. Le consensus n’est en effet pas l’unanimité mais l’absence de veto, sachant qu’un veto, un refus net, n’aura pas le même poids selon qui l’exprime, au risque de se retrouver au ban de l’assemblée. Le consensus est donc particulièrement sensible aux rapports de force, qu’ils soient matériels ou symboliques, et ceux-ci existent dans les forums sociaux ce qui facilite les prises de décisions. À l’inverse, dans un mouvement basé sur des individus, les prises de décisions sont à peu près impossibles.
On voit bien, dans ces conditions, à quel point il serait difficile de construire des espaces internationaux qui reposeraient sur des mouvements de ce type. Leur intégration dans des cadres organisés tels que les forums sociaux est également difficile. Lors du FSM de Tunis, en 2013, la délégation de militants venant des États-Unis avait fait l’effort d’inclure des animateurs de Occupy Wall Street, mais les débats n’avaient pas permis de construire de liens pérennes.
Les nouveaux modes d’engagement, qui permettent de mobiliser largement sur des causes diverses, de la défense des retraites aux refus des grandes bassines dans le sud-ouest français, pour prendre des exemples récents, sans pour autant passer par une participation active et durable à des organisations, qu’elles soient politiques, syndicales ou associatives, s’expliquent par différents facteurs. Les transformations du travail, qui fragilisent les collectifs stables de salariés, dans les usines ou les bureaux en font partie. Mais deux autres facteurs sont au moins aussi importants. L’augmentation du niveau scolaire joue un rôle décisif. Quand plus de la majorité des jeunes intègrent l’enseignement supérieur, dans les pays de l’OCDE mais aussi dans des pays émergents comme la Chine ou le Brésil, on a plus d’armes pour penser par soi- même sans passer par la case “organisations”. Et c’est peut-être enfin internet qui a joué le rôle décisif. Auparavant, il était difficile de connaître les réalités de pays éloignés, de trouver des théories nouvelles élaborées dans d’autres cadres que les siens, et enfin d’agir si on n’était pas organisé. Aujourd’hui internet permet tout cela. Il suffit de regarder les Gilets jaunes trouver le point de rassemblement qui réunirait le plus de monde, alors que toutes les manifestations étaient interdites en région parisienne, uniquement par des “like” sur des groupes facebook pour réaliser l’ampleur du changement. Pendant la révolution espagnole, les centraux téléphoniques étaient la cible première des révolutionnaires ; dans les années 1960, ce fût les chaînes de télévision, et aujourd’hui les dictateurs coupent l’internet et les téléphones mobiles quand leur pouvoir est menacé par un soulèvement populaire !
Revenir sur les facteurs qui expliquent les modifications dans les modes d’engagement et dans la nature des mouvements, permet de voir – tout autant que la fragmentation géopolitique du monde – que la situation actuelle n’est pas conjoncturelle et qu’il faudra apprendre à agir et militer dans ces nouvelles réalités. Cela permet également de comprendre pourquoi si cette réalité nouvelle rend beaucoup de choses plus difficiles, elle permet en même temps un élargissement de la participation aux actions collectives, chacune et chacun ayant plus d’armes et de possibilités pour agir, même si c’est de façon plus ponctuelle et moins pérenne qu’il y a des décennies.
Agir
Deux enseignements essentiels à retenir : le monde dans lequel nous vivons et allons vivre, est marqué par une instabilité et une volatilité chaque jour plus grande, il nous faut donc être préparé à des bifurcations et des accélérations brusques dans les situations nationales et internationales ; et enfin il nous faudra agir avec des mobilisations massives, mais avec des organisations, donc des outils, modestes et réduits ; très loin du monde décrit par Max Weber il y a un peu plus d’un siècle !
Sur le plan international nous aurons à coup sûr des mouvements qui se généraliseront très rapidement sur toute la planète, les media et l’internet seront là...
Cet internationalisme spontané existe depuis longtemps, sans revenir à la révolution européenne de 1848, l’année 1968 en est l’exemple le plus évident. Mais aujourd’hui les rythmes de ces contagions s’accélèrent, tout comme la diversité de leurs thèmes. Les mouvements Occupy, Me too, Black Lives matter ou Friday for the Future en sont les derniers exemples.
S’intégrer à ces mouvements est une priorité évidente, mais il serait erroné de se contenter de cela et de minimiser les cadres internationaux existants, que ce soit les forums sociaux, les réseaux thématiques qui existent sur différents sujets, comme les COP pour y défendre la justice climatique, ou des réseaux en construction comme celui qui s’est réuni au niveau européen à Marseille en avril de cette année. Ces cadres internationaux seront probablement plus modestes qu’il y a 25 ans, lors de l’apogée du mouvement altermondialiste, mais ils sont essentiels pour mieux comprendre l’évolution du monde et apprendre des expériences militantes qui se développent dans d’autres contextes que le nôtre.
Christophe Aguiton est membre de la commission « International » d’Atta