Quelle place pour le black bloc dans les luttes écolos ?
Les écolos demeurent partagés sur la tactique du black bloc. Mais avec l’urgence d’agir efficacement, c’est son intérêt stratégique qui fait désormais débat, plutôt qu’un simple refus de principe.
« Le black bloc n’est pas une fin en soi. Il est parfois juste une étape. Certains d’entre nous oscillent d’une méthodologie à une autre. Dans la lutte écolo comme ailleurs, tout se complète. » À 34 ans, Salomon [prénom modifié à sa demande] est un militant aguerri. Présent à Notre-Dame-des-Landes comme à Sainte-Soline, sa participation au black bloc est corrélée aux éventuels besoins de la situation. « Je n’ai aucun problème à militer le reste du temps avec des personnes qui ne veulent pas se mettre en danger, dit-il. Tout le monde ne peut pas mettre son intégrité en jeu. Et chacun peut avoir un rôle dans la lutte. »
Ni entité homogène ni groupe structuré, le black bloc est une tactique collective de manifestation qui consiste à s’habiller tout de noir. Elle est née dans le milieu du squat en Allemagne de l’Ouest au début des années 1980. Les participants à un black bloc peuvent défiler calmement ou, forts de leur nombre et de leur anonymat, viser des cibles stratégiques et les symboles du capitalisme (banques, assurances, publicités et autres multinationales…). Et faire face à la police. Une intervention réfléchie et politique, loin du cliché véhiculé par le vocable policier de « casseur ».
La présence d’un bloc lors de combats écologistes ne date pas d’hier. Professeur de sciences politiques à l’université du Québec à Montréal et auteur de l’ouvrage Les black blocs. La liberté et l’égalité se manifestent (Lux), Francis Dupuis-Déri rappelle que la tactique a été utilisée dès les années 1980 « lors de manifestations contre le nucléaire militaire et civil, un enjeu extrêmement sensible à l’époque ».
On l’a également vue en Italie dans les années 1990, lors des mobilisations rurales du mouvement No TAV contre la ligne TGV Lyon-Turin. « Des foules scandaient alors : “Nous sommes tous des black blocs !” », raconte le chercheur. Pour Salomon comme pour d’autres, la présence d’un black bloc sur la zad de Notre-Dame-des-Landes a permis de limiter le nombre d’expulsions, tout comme les manifestations violentes à Nantes liées au combat contre ce projet d’aéroport dans les années 2010 ont su imposer aux pouvoirs publics « de mettre un peu d’eau dans leur vin ».
Contre le « dogme de la non-violence »
« Les grosses associations liées au mouvement écolo ont réussi à instaurer le dogme de la non-violence, estime Gwinver [prénom modifié à sa demande], militant participant occasionnellement à des black blocs. Beaucoup de gens se sont laissés séduire par cette idée, mais ça ne mène à rien ».
Le jeune homme évoque la révolte à coups de pierres des opposants à la centrale nucléaire de Plogoff à la fin des années 1970, et le sabotage surprise de la cimenterie Lafarge par des militants en combinaison blanche en décembre 2022. Des tactiques différentes, mais symboliquement puissantes et efficaces dans le sens où elles ont réussi à faire renoncer l’État ou obstruer une activité jugée nocive. Et qui viennent poser à nouveau un débat incontournable : où met-on le curseur de la violence ?
Pour Francis Dupuis-Déri, le black bloc — qui n’a jamais tué personne, rappelle-t-il — « n’est qu’un usage de la force de très basse intensité : quelques lancers de bouteilles et cailloux, exceptionnellement un cocktail Molotov, jamais d’armes à feu. Sur l’échelle historique de la violence politique en France, y compris celle de sa police, on peut parler de microviolence ».
Pour autant, reconnaître les limites de la tactique du black bloc se fait au sein même de celles et ceux qui le pratiquent. Gwinver l’assume : « Le bloc à Sainte-Soline était un échec. Être habillés en noir au milieu d’un champ n’est pas efficace. On ne peut pas toujours appliquer la même stratégie qu’en ville. Il faut savoir réinventer les luttes. »
Le jeune homme pense que les combats écolos vont à l’avenir pencher encore plus vers des oppositions localisées, contre des projets précis, comme le démontrent aujourd’hui les actions des Soulèvements de la Terre notamment, qui arrivent à fédérer des associations historiques aux élus de gauche, des militants radicaux aux primo-manifestants. « Si on tend à ça, à ces actions défensives en opposition à des projets destructeurs, alors le black bloc ne peut pas être efficace », croit Gwinver.
La non-violence, un « souci d’efficacité » ?
Pour Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, le sabotage ciblé de matériel, oui, le black bloc, non. En partie justement parce que son attrait médiatique « tend à absorber toutes les autres pratiques » et à les rendre caduques. Lorsque le black bloc entre en jeu, les actions prévues s’en trouvent ainsi annihilées, estime-t-il.
« Le gouvernement s’empare tout de suite de ces images pour en remettre une couche sur les “écoterroristes”. » Avoir opté pour la stratégie non-violente n’est pas un choix dogmatique de Greenpeace, explique-t-il, mais bien « un souci d’efficacité. Pour l’emporter, il faut être les plus nombreux, et pour rallier le plus grand nombre, seule la non-violence est efficace ».
Gwinver, lui, comme un certain nombre de militants et d’observateurs de manifestations, observe des glissements : « Quelque chose bouge. Il y a une dynamique intéressante. Des gens pacifistes acceptent de côtoyer des plus radicaux. Il y a encore quelques années, c’était impensable, dans certains mouvements écolos, d’accepter des actes radicaux. »
Un constat partagé par Vincent Gay, membre du bureau d’Attac, qui constate que la non-violence « érigée comme un totem indépassable plutôt que comme objet de discussion » est au final une impasse. Et que les pratiques de contestation radicales commencent à montrer, pour une partie des militants du moins, leur capacité à travailler avec d’autres. « C’est parfois mal vu dans les milieux radicaux », soutient le co-auteur de Pour la justice climatique. Stratégies en mouvement (Les Liens qui libèrent).
« Mais, poursuit-il, savoir s’allier aux associations, aux syndicats, est efficace. Et puis ça pousse les acteurs plus institutionnels — dont Attac fait partie — à aller plus loin, à se questionner sur la répression d’État, et même sur leur propre efficacité ». « Il n’y a pas d’opposition à avoir, complète Salomon. Notre objectif est le même à tous. Nous on ne prône pas la violence. Personne ne prend plaisir à risquer une grenade explosive. »
« Cette tactique n’a pas à prendre une place plutôt qu’une autre »
Ce « cadre intellectuel plus varié et ouvert qui favorise de possibles rapprochements » comme le résume Vincent Gay, n’empêche pas que perdurent de nombreuses divergences. Et nécessiterait un dialogue pas toujours simple, notamment avec des militants éparpillés qui, pour certains, ne souhaitent pas de liens directs avec des associations plus institutionnelles.
La force du black bloc, son côté radical autant qu’éphémère, serait-elle aussi sa faiblesse ? « Cette tactique n’a en tout cas pas à prendre une place plutôt qu’une autre, insiste Salomon. L’éternel débat de la diversité des tactiques devrait déjà être dépassé si nous voulons être à la hauteur des enjeux. »
« Les pratiques offensives sont parfois utiles mais ne peuvent être érigées en stratégie permanente, abonde Vincent Gay. Ni nos pratiques ni notre puissance ne nous permettent d’engager un combat “violent” face à l’État. » Ainsi le recours à la tactique du black bloc ne pourrait être qu’à l’appréciation de celles et ceux qui le créent, à un moment opportun ou nécessaire et en prenant en considération tous les risques, dans les luttes écologistes comme ailleurs.
Francis Dupuis-Déri invite, lui, à (re)lire le livre d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline (La Fabrique). « L’auteur explique très bien le problème avec la conception dogmatique et simpliste de la non-violence, présentement majoritaire dans les réseaux écologistes », dit-il. Le chercheur rappelle par ailleurs que « tous les mouvements sociaux d’importance ont connu une aile plus radicale et pratiquant la perturbation ou ayant recours à la force ».
Les fins et les moyens
Mais pour Jean-François Julliard, il convient de ne pas négliger un autre enjeu : à l’instar de l’intellectuelle et anarchiste russe Emma Goldman, il insiste sur le fait que « la manière avec laquelle on mène ces luttes préfigure la société que l’on souhaite construire demain ».
Un avis partiellement partagé par le philosophe libertaire Peter Gelderloos dans l’introduction de son livre au titre affirmatif Comment la non-violence protège l’État (Libre) : « Nous pensons que les tactiques doivent être choisies en fonction des situations particulières et non pas d’un code moral universel immuable. Nous pensons que les moyens expriment des fins, et nous ne voulons pas que nos actions perpétuent une dictature ou une forme de société qui ne respecte pas le vivant et la liberté ».
Cet article est paru sur le site https://reporterre.net