TACTIQUES POUR UNE STRATÉGIE FONCIÈRE (1)
Les membre de reprises de terres ont côtoyé au cours des dernières années nombre de collectifs déterminés et d'initiatives ingénieuses; déployant un large éventail de réflexions et d'actions pour contrer l'accaparement et la destruction des terres agricoles et des milieux vivants qui les rendent fertiles. Quatre tactiques principales, que Reprise de terres détaille dans ce texte de réflexions stratégiques, ont émergés de ces rencontres: le rachat des terres, la reprise de terres par l'usage, la bataille législative et juridique, l'action directe. Isolées, éparpillées, elles présentent toutes des limites. Mais pensées ensemble dans leur complémentarité; avec le maillage associatif, notamment le réseau InPact, qui favorise et rend possibles sur chaque territoire l'installation et la transmission paysannes, elle pourraient se renforcer mutuellement et constituer un levier puissant pour renverser la vapeur.
Texte issu du numéro hors-série socialter n°15 hiver 2022/2023 "Ces terres qui se défendent". Adapté en brochure - Août 2023
TACTIQUE N°l : racheter des terres
Mais où donc se vendent les terres agricoles? Visiblement ni sur Le Bon Coin, ni forcément dans les Safer. Plutôt dans des coins de champs, en famille à la table de la salle à manger ou au bar du village ... Cette réalité peu lisible des transferts de terres rend très complexe l'installation des jeunes (et moins jeunes) non issus du milieu agricole, et encore davantage si leur projet ne rentre pas, ce qui est de plus en plus fréquent, dans un schéma «conventionnel». Face à l'opacité de ce système et à la transmission affinitaire des terres, qui vont très souvent à l'agrandissement des voisins, de nombreuses initiatives visent depuis les années 1970 à racheter des terres agricoles afin de créer des «sociétés de portage foncier », dont le but est d'acheter des terres et de les soustraire au marché. Le collectif acheteur peut alors mettre à disposition des terres agricoles à des paysan-nes par le biais de «baux ruraux» qui permettent de sécuriser sur le long terme les fermiers, en tant que locataires, dans leur accès à la terre.
Les années 1980 voient ainsi la création de sociétés civiles immobilières (SCI) et de groupements fonciers agricoles (GFA) pour racheter collectivement des terres, comme ce fut par exemple le cas autour du camp militaire du Larzac. Une dynamique encore vivante: Terre de liens Bretagne a, depuis sa création en 2006, déjà accompagné une cinquantaine de structures foncières de ce type. On peut également évoquer le GFA de Mâlain (Bourgogne), qui acquiert collectivement de la terre pour installer de nouveaux paysans. Dans les années 1990, la société Terres communes porte les fermes du Suc (Ardèche), du Maquis (Minervois) et de Cravirola (Roya). L'association Terre de liens va étendre ce système par la création d'une société de portage foncier à l'échelle nationale en 2007: la foncière Terre de liens. Ce type de foncière va aussi être décliné à des échelles locales, dans le Pays basque (Lurzaindia), en Pays de la Loire (Passeurs de terres), à Albi (Terres citoyennes
albigeoises), etc. Enfin, depuis quelques années, des collectifs se réapproprient de manière subversive l'outil du « fonds de dotation», dans le but de créer des foncières solidaires comme Antidote, La terre en commun, etc. Pour acheter ces terres, ces organisations collectives vont mobiliser deux ressources financières: l'épargne solidaire, c'est-à-dire l'achat de parts sociales ou d'actions sans rémunération du capital, avec souvent la possibilité de défiscaliser l'investissement et de récupérer son argent si besoin. Elle permet de lever de grosses sommes d'argent et d'investir assez rapidement (20 millions d'euros par la foncière Terre de liens en 2021). La deuxième ressource financière possible est le don ou le legs, qui permet la pérennité des apports, mais dans ce cas l'argent est levé moins vite et avec des montants plus faibles.
Néanmoins, il faut savoir regarder la réalité en face: en vingt ans d'existence, Terre de liens a racheté autant de fermes qu'il en disparaît en trois semaines en France (environ 300). Pourquoi persévérer alors? C'est que l'enjeu du rachat de terres ne se réduit pas à la surface récupérée. II s'agit de montrer que les freins à l'accès à la terre peuvent être levés et susciter un nouvel imaginaire collectif et écologique localement. De plus, une ferme particulièrement motrice sur un territoire en termes de pratiques paysannes et de tactiques foncières peut favoriser des installations nouvelles et faire exemple. La coopérative de Belêtre, située en Indre-et-Loire, fait ainsi du portage foncier avec l'aide de Terre de liens afin de mettre des terres en réserve pour de futurs candidats à l'installation. Pour que cela fonctionne, plusieurs éléments sont nécessaires: un accès aux notifications de la Safer (être informé que des terres se vendent et de leur prix, ce qui est possible si l'on connaît un responsable d'un syndicat agricole qui y siège, comme la Confédération paysanne), une bonne connaissance des agriculteur·rices alentour pour mener des négociations à l'amiable dans certaines situations, des candidat-es à l'installation disponibles (car les délais pour se positionner sont souvent très courts) et, enfin, une capacité à mobiliser de l'argent pour acheter des terres rapidement. L'implantation dans le territoire est donc primordiale. Avoir l'assise d'une exploitation agricole permet de regrouper les informations et de jouer sur la facilité de s'agrandir pour mieux redistribuer les terres. C'est ainsi que l'association Paysans de nature a réussi dans le Marais breton à passer de 150 hectares repris en 2008 à 1500 hectares aujourd'hui, mis à disposition de son réseau de paysans naturalistes, que ce soit par l'acquisition collective ou la négociation de baux.
Entre structures nationales et foncières localisées, jusqu'aux fermes qui font elles-mêmes de la «veille foncière» autour de chez elles, chaque échelle d'action participe à lever les obstacles rencontrés aux autres niveaux. Le rachat de terre comme tactique exige de la persévérance, de l'accumulation d'expériences, et la capacité de les transmettre et de les métaboliser dans chaque territoire différemment.
« II s'agit de montrer que les freins à l'accès à la terre peuvent être levés et susciter un nouvel imaginaire collectif et écologique locale. »