TACTIQUES POUR UNE STRATÉGIE FONCIÈRE (2)
TACTIQUE N°2 : reprendre la terre par l’usage
On ne peut pas s'en tenir à des stratégies de rachat. Notamment parce qu'aujourd'hui en France la majorité (un peu moins des deux tiers) des terres agricoles sont en location, c'est-à-dire en fermage. Elles ne sont donc pas à vendre, mais se transmettent lorsqu'un agriculteur part en retraite ou arrête son activité. La question devient alors: comment se positionner pour avoir l'accès à l'usage de ces terres ? Tout au long du XXème siècle, les organisations paysannes se sont battues pour que le statut de la location agricole confère une sécurité dans l'accès à la terre. Cela a été quasiment acquis en 1946 avec le statut du fermage, qui fixe les modalités de la location des terres: des loyers bas et encadrés; une durée minimale de neuf ans et la reconduction tacite du bail; l'impossibilité pour le propriétaire de rompre le bail sauf pour une reprise et une exploitation agricole personnelle pour au moins neuf ans. Cette réglementation a été complétée, à partir des années 1960, par de nombreuses lois régulant l'accès à la terre agricole en France. Avec notamment la mise en place des Safer, dotées d'un droit de préemption si les terres se vendent trop cher ou bien à quelqu'un qui en possède déjà assez, et l'instauration d'une «autorisation d'exploiter», autorisation administrative pour pouvoir louer les terres, nécessaire en plus de l'accord du propriétaire.
Mais ces régulations ont été en même temps mises en œuvre dans le but d'achever la modernisation agricole. Elles sont encore aujourd'hui contrôlées par des textes et institutions «cogérés » par l'État et une élite agricole acquise depuis plus de soixante- dix ans au développement d'une agriculture industrielle et libérale. Elles restent néanmoins un lieu de bataille pour que l'accès aux terres ne soit pas régi par les seuls impératifs du marché. L'exemple de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est éclairant: au moment de l'abandon du projet d'aéroport, et sous la menace de l'expulsion, une partie de celles et ceux qui avaient défendu ces terres pendant des années ont déposé des projets d'installation afin de décrocher des baux précaires (désormais pérennisés) et de pouvoir continuer légalement à cultiver ces terres ou y faire pâturer leurs troupeaux. Après avoir passé des années à squatter ces terres, à organiser des campagnes comme « sème ta ZAD» pour y mener des cultures, ils et elles ont su trouver dans le fonctionnement du droit rural, en l'occurrence l'autorisation d'exploiter, ce qui pouvait leur permettre de pérenniser leur bataille.
Lorsque des terres en location se libèrent et vont être transmises, deux problèmes se posent. Comme pour des rachats, le premier est de trouver des candidat es prêt es à s'y installer. Le second est de parvenir à ce que l'usage des terres leur revienne effectivement. C'est en comité départemental d'orientation agricole (CDOA) que se décident les autorisations d'exploiter. Plus précisément, le comité donne un avis et le préfet tranche. Y siègent notamment des représentants des syndicats agricoles élus aux chambres d'agriculture: la FNSEA (syndicat majoritaire), la Coordination rurale et la Confédération paysanne. C'est donc en étant syndiqué-es à la Confédération que certain-nes de nos allié-es bataillent pour qu'un maximum de terres soient orientées vers des projets paysans.
Dans le cas où personne n'est encore prêt à s'installer, mais que des terres sont disponibles, il est possible de défendre le gel des terres, c'est-à-dire l'entretien temporaire des terres en attendant qu'elles trouvent repreneur. La société coopérative d'intérêt collectif (SCI C) Nord Nantes loue ainsi des terres en vue d'installations futures qui reprendront alors la location. La commune d'Alloue en Charente a monté en ce sens la SCIC Terres en chemin qui loue les prairies des agriculteurs partis à la retraite et s'en occupe, en attendant qu'un jeune vienne s'y installer. Les enfants d'agriculteurs reprenant de moins en moins les fermes de leurs parents, ce sont des personnes «non issues du milieu agricole» qui sont les plus à même de s'installer. Mais elles rencontrent des difficultés à accéder au foncier et aux informations concernant les opportunités d'activité sur le territoire. Elles n'héritent pas des savoirs et savoir-faire de leurs parents, et les structures officielles (chambres d'agriculture) ne répondent que trop rarement à leurs besoins. La SCIC travaille donc avec l'association agricole Champs de partage, qui préconise l'installation progressive. Mettre en place des accompagnements spécifiques et des espaces test, pour que des canditat-es à l'installation puissent s'essayer à cette activité, fait partie des solutions pour sécuriser les créations d'activités agricoles et espérer éviter le recours à l'agrandissement.
Afin d'encourager l'installation et de répondre aux attentes de porteurs de projets très variés, il apparaît enfin essentiel de valoriser et de visibiliser la diversité des dispositifs de formation et d'accompagnement existants - Addear, Civam, réseau des Crefad, etc. - dans le but de développer des voies complémentaires au parcours à l'installation conventionnelle, et pour proposer des réponses adaptées aux territoires locaux et aux nouveaux besoins des porteurs de projets en agroécologie paysanne. Seule la complémentarité des réseaux multiacteurs et locaux permettra de relever le défi du renouvellement des générations: ils englobent à la fois des organisations paysannes, des structures d'enseignement et de recherche, des collectivités territoriales, mais aussi des agriculteurs-praticiens, avec des compétences en termes d'accueil et d'accompagnement des organisations associatives, coopératives et paysannes (pôle InPact).