TACTIQUES POUR UNE STRATÉGIE FONCIÈRE (4 et fin)

TACTIQUE N°4 : l'action directe
À l'opposé des structures qui travaillent sur des réformes bien ficelées et prennent le problème dans sa globalité, d'autres tentent de le saisir et de le résoudre d'un seul geste. De manière située, partielle, mais misant sur une résonance très large - comme un coup de pied dans la fourmilière. Contre la construction d'une bassine de rétention d'eau, on s'attaque à la pompe qui l'alimente. Contre l'industrie du béton, on bétonne son infrastructure pour la mettre hors d'usage. Contre I'artificialisation de terres agricoles, on cultive les terres expropriées. Contre l'accaparement, on récolte ses fruits, en allant faire les vendanges sur les terres de Bernard Arnault. Le mouvement des Soulèvements de la Terre prolonge ainsi l'héritage politique du syndicat des Travailleurs paysans, du Larzac, de Notre-Dame-des-Landes, de Bure et d'un grand nombre de luttes d'occupation contre des projets dits « inutiles», en prenant pour axe la question du foncier agricole comme angle d'attaque pour intervenir sur les questions écologiques actuelles. L'une des armes de ce mouvement est de faire le pari d'une composition intelligente entre différents groupes choisis - la Confédération paysanne, des associations environnementales et citoyennes locales, des groupes autonomes, Extinction Rebellion. La condition de réussite de cette composition consiste à ne pas revoir à la baisse les objectifs de chacun pour mettre d'accord tout le monde. Chaque composante a des savoir-faire, une légitimité institutionnelle et une force médiatique différente: à chacune des actions de trouver la combinaison la plus juste et prometteuse. Dans chaque contexte, l'enjeu est de déceler l'alchimie opérante: une cible d'action atteignable et symbolique, un geste offensif et que l'on peut rejoindre, une situation localisée qui fait écho à d'autres endroits sur le territoire. Les Soulèvements de la Terre viennent appuyer une lutte lorsque celle-ci a besoin de faire basculer le rapport de force de son côté: il s'agit de trouver le moment propice. En général, il faut qu'un travail souterrain ait déjà eu lieu localement: une bonne connaissance du projet à contrer, de sa matérialité et de ses failles potentielles, une contestation déjà engagée sur le terrain du droit par des recours juridiques et des tentatives de mobilisations des habitant-es.
Le 6 novembre 2021, à Mauzé-sur-le-Mignon - rebaptisé pour l'occasion « Mauzé-sur-Bassine» -, la manifestation contourne la zone interdite délimitée par la préfecture et s'engouffre dans le lit du Mignon (à sec) pour atteindre la bassine qui contient toute son eau. Les bâches qui la recouvrent sont entaillées, et la pompe qui l'alimente démontée. L'eau retrouve alors son cours initial, et Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, promet d'apporter cette pompe au ministre de l'Agriculture pour lui prouver que les bassines ne sont pas alimentées par de l'eau de pluie, mais puisent dans des cours d'eau et des nappes existantes. Ce type d'intervention politique s'inscrit généralement dans une montée en puissance de la lutte, lorsque tous les autres canaux d'action ont été tentés et ont échoué ou se sont montrés insuffisants pour résoudre le problème. Quand la situation est critique et que les institutions compétentes sont incapables d'apporter une réponse satisfaisante dans une temporalité pertinente, l'occupation, le blocage ou le désarmement sont les trois modalités d'actions opérantes.
II s'agit pour ce mouvement de reprendre des terres et en même temps de s'attaquer aux industries qui les détruisent par l'extraction, la mécanisation, la chimie ou le béton. La concordance de ces gestes est ce qui leur donne sens. Des sites de production de béton de l'entreprise Lafarge situés sur le port de Gennevilliers ont ainsi été mis hors d'état de nuire le 29 juin 2021 après que du béton a été coulé dans les machines qui le produisent au quotidien. Dans la même campagne, les Soulèvements de la Terre se rendaient en Haute-Loire ou à Besançon où des projets d'artificialisation mettent en danger des terres arables et des zones naturelles. Des blocs combatifs se dessinent ainsi peu à peu : la coalition des jardins en lutte (dans des villes comme Aubervilliers, Besançon, Dijon), celle contre les contournements routiers (Haute-Loire, Toulouse, Rouen, etc.) encore contre les projets de bassines dans le Marais poitevin et ailleurs. Ils permettent à différentes luttes et localités de partager leurs expériences, d'identifier leurs ennemis et leurs faiblesses, de partager la connaissance du droit et de ses failles. Le mouvement propose aussi des soirées publiques, hors des temps d'action, pour élargir ses rangs et confronter ses hypothèses et analyses à celles et ceux qui veulent en discuter.
On pourrait comprendre ce mouvement comme l'entremêlement de deux dynamiques dont les temporalités et les finalités stratégiques sont complémentaires: une dynamique souterraine, sous la forme d'un travail d'enquête et de mobilisation au long cours effectué sur chaque territoire par des acteurs divers, dans le but de comprendre les enjeux et les pressions exercées sur le foncier, les forces en place, l'écologie propre de chaque localité et son histoire politique. Une autre dynamique, qui affronte la complexité du réel et l'inertie des institutions en se rendant capable d'accélérer le cours des choses sans prévenir et en opérant des coups de force: des instants politiques qui résonnent dans l'actualité et interpellent subitement les habitant-es, les élus, jusqu'aux ministères concernés.
Mettre en œuvre ces tactiques et les articuler nécessite de constituer des coalitions larges. Aujourd'hui les agriculteur·rices ne représentent que 2,5 % de la population active en France. L'agriculture est loin des préoccupations et du quotidien de nombreuses personnes. Une stratégie foncière fructueuse passera forcément par un rapprochement avec les luttes pour la santé, le vivant et l'alimentation, qui concernent tout un chacun. Il faut ainsi intégrer ces dimensions dans chacune des tactiques évoquées ci-dessous. Par exemple, la mise en œuvre d'une sécurité sociale de l'alimentation serait un levier important de transformation de l'agriculture via un processus démocratique qui pourrait rapprocher politiquement l'organisation de l'accès à la terre avec le choix collectif de la nourriture à y produire. Peut-être que cela permettrait aussi de susciter des vocations agricoles pour atteindre le million de paysan-nes nécessaire à nous nourrir et prendre soin des terres agricoles demain.