Décrypter le mouvement des agriculteurs
Alors que les agriculteurs bloquent les principales autoroutes de la capitale, que des actions locales se multiplient et que le gouvernement joue la montre en égrainant quelques mesures pour contenir la colère, nous nous sommes entretenus avec Morgan Ody, maraîchère du Morbihan et membre de la Confédération Paysanne.
Entretien avec Morgan Ody, paysanne paru dans lundimatin#413, le 30 janvier 2024
On a vu ces derniers temps des préfectures couvertes de lisier et mises à feu, des mutuelles incendiées, des camions « étrangers » retournés par des tracteurs et leurs denrées distribuées aux Restos du Cœur ou brûlées sur le bitume, il y a des appels à encercler Paris, d’autres à rebaptiser l’Élysée « Le Lisier » : c’est un sacré bordel. Mais derrière ce bordel s’en cache un autre : quelles sont les dynamiques ou les tendances contradictoires de ce vaste mouvement qui va jusqu’à labourer les parkings de la Grande distribution ? Quelles sont les lignes de division ou de fracture entre, par exemple, la FNSEA, JA, les représentants de toute sorte et la Confédération Paysanne, ou autres ? Plus précisément : est-ce que ce mouvement tourne dans le sens d’une gilet-jaunisation relativement progressiste des paysans et des employés de l’agrobusiness ou, au contraire, tend vers l’accentuation de revendications et de récupérations réactionnaires ? Est-ce que vous pouvez débrouiller un peu les différentes lignes qui composent ce mouvement ?
Alors à la Confédération Paysanne, on ne prétend pas avoir d’idée claire quant à la direction que prend ce mouvement. On pense néanmoins que l’histoire n’est pas faite et en cela, ça ressemble aux Gilets Jaunes. Ce qui est certain, c’est qu’il y a une colère légitime des paysans et des agriculteurs, autour de la question du manque de revenus comparé à la charge de travail et aux difficultés de la vie en général, au stress, à l’endettement, parfois à l’isolement aussi. Il y a donc une colère très légitime, que nous ressentons et éprouvons nous aussi. Et même si parfois, il y a des expressions de cette colère qui nous interroge, nous inquiète, le fond de cette colère, on le partage aussi.
Sur la dynamique et la composition du mouvement, on entend un peu deux sons de cloche différents. Certains présentent le mouvement comme quelque chose d’assez téléguidé par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, d’autres au contraire insistent sur le fait que les personnes mobilisées le sont de façon plutôt autonome et indépendantes avec des syndicats qui courent après pour le canaliser et le récupérer. Quelle est ton impression ?
On en discute beaucoup entre nous et ce que l’on voit sur les actions et les blocages dans nos différentes régions, c’est qu’il y a énormément de gens qui ne sont pas syndiqués et qui descendent dans la rue protester, tout simplement parce qu’ils en ont marre. Par ailleurs, il y a aussi un certain nombre d’organisations qui ont des revendications bien précises et qui tentent de les faire sortir du lot. Nous ce qui nous a beaucoup inquiété au début du mouvement, c’est la tentative d’instrumentalisation du mouvement par l’extrême droite, comme cela s’est passé en Allemagne. Là-bas, il y a clairement eu des petits groupes d’extrême droite qui ont poussé des revendications, notamment contre les migrants. Alors, ça n’a pas du tout pris en France malgré le fait que des réseaux de l’extrême droite qui suivaient les protestations allemandes ont essayé d’apporter cet aspect xénophobe. La bonne nouvelle c’est que ça n’a pas pris.
D’ailleurs en Allemagne, le mouvement est parti d’une baisse des subventions sur le gasoil pour les agriculteurs, ce qui peut aussi faire penser aux Gilets Jaunes. En France, au moment où ça part, c’est beaucoup en lien avec les questions environnementales mais dans la mesure où ça pose la question de ce qu’il nous reste comme revenu, quand on arrive à la fin du mois et qu’on a tout payé.
Au début, la FNSEA a très bien perçu cet aspect environnemental et s’est engouffrée dedans pour essayer de transformer la colère en mouvement contre les mesures écologiques. Au vu des récentes annonces du gouvernement, jusqu’à présent, ça a plutôt bien marché. Mais nous ce qu’on voit à la Confédération Paysanne et en discutant avec nos voisins, c’est que le ras-le-bol, il vient surtout du fait de bosser énormément pour ne même pas gagner un SMIC. Donc on ne vas pas se laisser piquer le mouvement par des gens qui veulent l’instrumentaliser contre les mesures de transition écologique, les migrants ou autre. Le cœur du problème, le cœur de la souffrance, ce sont les très bas revenus, l’endettement, la charge de travail et le manque de reconnaissance en général.
Dans la mesure où la production agricole française a massivement été captée par la logique agro-industrielle ces dernières décennies, est-ce que ça ne semble pas normal que les revendications des agriculteurs collent à celles de cette agro-industrie et donc de la FNSEA ? Et qu’il y ait donc un écart avec les revendications de la Confédération Paysanne par exemple, qui elle défend un modèle et une logique paysanne assez différente et opposée.
C’est encore plus complexe que ça, parce que les dirigeants de la FNSEA, c’est vraiment les 1% contre les 99%. Arnaud Rousseau, c’en est vraiment la caricature, c’est un grand patron de l’agro industrie, extrêmement riche, qui possède 700 ou 800 hectares, ce qui n’est vraiment pas le cas des 99% d’adhérents aux FDSEA. Il y a donc une déconnexion de plus en plus grande entre cette toute petite élite qui est très proche du gouvernement, qui prend les décisions main dans la main avec lui et les gens, syndiqués ou non, sur le terrain, qu’ils soient dans les modèles bio ou pas. Je peux prendre l’exemple de mes voisins, ils ont 100 hectares et pourtant ils galèrent. En Bretagne, par exemple, quand tu as 50 hectares, tu as deux choix : soit tu passes en bio, mais ça ça valait le coup il y a 5 ans, soit tu rachètes la ferme de ton voisin et tu prends 50 hectares et 50 vaches de plus pour faire plus de volume, travailler comme des malades nuit et jour et tenter de rester à flot. Et l’option du bio devient aussi une impasse car on a de plus en plus de mal à vendre nos produits depuis la crise du Covid et on les vend à des tarifs très proches du celui du circuit conventionnel. Donc quelques soient les choix que les uns et les autres ont fait, quand ont fait partie des 99% on partage vraiment la même galère.
Après il y a de vraies questions sur les produits que l’on utilise. Dans notre modèle économique de libre-échange, si on n’utilise plus de pesticides, on se retrouve à ne plus être compétitifs. Et donc il y a ce faux choix : se suicider économiquement ou se suicider avec les produits qu’on utilise. Parce que concrètement, on sait qu’en utilisant des pesticides on a de très fortes chances de tomber malades. Cela se dit pas beaucoup dans les campagnes mais ça se sait ; quand on emprunte le circuit des pesticides, on sait qu’on a de grandes chances de mourir entre 55 et 65 ans.
Mais c’est parce qu’on est coincés dans cette alternative que certains arrivent à défendre le glyphosate ou les méga-bassines. Nous ce qu’on dit c’est que la seule solution, c’est de sortir des accords de libre-échange et de l’injonction à la compétitivité mondiale.
Médiatiquement, le mouvement se présente essentiellement comme dans un bras de fer avec le gouvernement mais il y a aussi de nombreuses actions menées contre la grande distribution...
Oui, il faut bien comprendre que derrière les accords de libre-échange, il y a la question des prix. Nos revenus sont évidemment très dépendants du prix auquel on vend nos produits. Il y a 5 ans Macron avait fait des annonces quant au blocage de ces prix qui avaient suscité un certain enthousiasme, y compris à la Confédération paysanne ; et finalement on a eu les lois Egalim, sauf que le gouvernement a laissé aux filières de la distribution la possibilité de négocier les coûts de production et donc le prix qu’ils estimaient devoir payer aux paysans. Ce sont donc les grands groupes de la distribution qui déterminent combien on doit être payés, même si leur estimation de nos coûts n’ont rien à voir avec la réalité.
Il y a donc une colère vis-à-vis de l’agro-industrie et de la grande distribution, mais c’est aussi parce que l’État n’a jamais voulu leur tordre le bras. On a un très beau contre exemple en Espagne où il y a désormais une loi qui s’appelle la loi des chaînes alimentaires et qui a été poussée par des organisations paysannes. C’est un loi qui se donne le même but qu’en France : pas de vente de produits agricoles sous les coûts de production, sauf qu’ils se donnent les moyens de la faire appliquer. Les coûts de production sont établis et analysés par un observatoire public et sont donc basés sur les chiffres réels des paysans. Il y a aussi la possibilité pour les agriculteurs de déposer plainte, même anonymement, contre leurs acheteurs. Forcément, cela a eu des conséquences vraiment positives sur les revenus.
C’est donc pour toutes ces raisons qu’il y a des mobilisations en ce moment dans les supermarchés et nous on y participe aussi car, de fait, ils se font énormément d’argent sur notre dos.
Et comment tu vois la semaine de mobilisation annoncée ?
La Coordination Rurale a annoncé qu’elle allait se rendre à Rungis et la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont dit qu’ils allaient converger pour bloquer Paris. Nous on n’y appelle pas car le discours qui consiste à dire qu’il faut affamer les citadins pour qu’ils comprennent et nous payent, ça nous paraît complètement inapproprié. Ce ne sont pas les urbains et les citadins le problème et ça nous semble dangereux de vouloir opposer les braves ruraux travailleurs aux méchants urbains bobos déconnectés. De notre côté, on va continuer de se mobiliser cette semaine partout en France et jeudi nous allons à Bruxelles parce qu’il y a un conseil européen extraordinaire qui se tient et qu’on pense que c’est beaucoup là que les décisions se prennent. Notamment les décisions autour des accords de libre-échange, des questions de régulation des marchés et de répartitions des aides PAC. Nous ne sommes pas anti-européens, au contraire, on s’organise à l’échelle européenne avec des espagnols, des belges, des allemands, etc. mais dans la mesure où c’est l’Europe qui mène une politique néo-libérale et dérégule les marchés au profit de l’agro-industrie, on estime que c’est là qu’il faut aller pour améliorer notre situation.
Il y a quelques jours, une cinquantaine de collectifs et d’organisations écologistes ont signé une tribune appelant à rejoindre le mouvement des agriculteurs pour essayer de déjouer l’opposition mise en scène entre « écolos bobos déconnectés » et agriculteurs ruraux fans de pesticides. Selon toi, comment se posent les questions écologiques dans les milieux agricoles ?
Je pense qu’on est pas plus bête que les autres. Tout le monde se rend bien compte qu’il y a un vrai problème environnemental, qu’il y a un vrai problème de crise climatique et un vrai problème de biodiversité. D’autant plus qu’en tant que paysans, nous sommes en position de médiateurs avec la nature donc on se rend très bien compte de tout cela. Mais comme je l’expliquais tout à l’heure, pour un certain nombre de collègues, ça les place dans situation d’impossibilité économique. Produire de façon plus écologique, ça coûte plus cher et donc dans le cadre d’un marché ouvert, on est moins compétitif et on en n’a pas les moyens. Les agriculteurs se retrouvent donc coincés dans une injonction contradictoire et impossible ; et comme on dit « c’est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Pour autant, évidemment qu’il faut bouger sur les questions écologiques et c’est ce qu’on essaie de pousser avec la Confédération Paysanne. Les enjeux sont immenses donc il faut le faire mais ça nécessite de changer les règles et les injonctions économiques. Ce qui ne veut pas forcément dire que les produits seront plus chers pour les consommateurs mais que les marges des autres acteurs vont être réévaluées. Il faut comprendre que dans le prix d’un produit, 15% reviennent au paysan et les 85% restant sont répartis parmi les autres acteurs, le transport, la transformation, etc. Certaines de ces margent sont justifiées, mais d’autres reviennent à des acteurs qui se gavent. Donc si on veut que les paysans puissent être payés correctement tout en produisant en accord avec la nature et sans que le prix ne se répercute sur le consommateur, ça implique de mettre en place des instruments que l’on connait très bien comme les prix plancher et la gestion de l’offre (supply management) qui permettent que l’on ne sur-produise ou ne sous-produise pas. Le dernier outil le plus important, ce sont les stocks publics. Si on remettait des stocks publics en place dans nos pays, cela permettrait de stabiliser les marchés et de lutter contre les mouvements de spéculation. Je vais vous donner un exemple : au début de la guerre en Ukraine, il s’est passé quelque chose de complètement dingue. On nous a vendu, dans les médias, le risque d’une famine liée à la pénurie de blé Ukrainien, etc. En quelques mois, les prix des denrées agricoles ont doublé alors qu’il n’y avait en réalité aucun problème de production et d’excellentes récoltes partout. Sauf que les conséquences de cette spéculation, c’est que cela a crée des situations réelles de famine notamment dans les pays très fortement dépendants des importations de céréales comme certains pays du Maghreb ou comme le Sri Lanka. Et cela, non pas parce qu’il manquait de céréales au niveau mondial, la production était excédentaire, mais parce que leur prix avait tellement augmenté qu’ils n’étaient plus accessibles pour les gens. Or, lorsque les pays sont dotés de véritables stocks publics, les états peuvent réguler le marché : soit injecter de la production quand les prix partent à la hausse, soit en racheter quand les prix partent à la baisse. Cela permet de stabiliser les stocks et le marché. En France nous avons des stocks mais ils ne sont pas publics, ils sont privés et donc ils jouent le jeu de la spéculation : quand les prix baissent, ils vont à la baisse, quand ils partent à la hausse, ils vont à la hausse. Il y a donc un intérêt commun aux paysans et à la population à avoir une politique publique qui régule le marché et interdit la spéculation. Sauf qu’évidemment, les secteurs financiers et les très gros céréaliers qui jouent la spéculation, eux ils n’ont pas du tout intérêt à ça. Et là on revient à ce que je disais sur les 1% et la petite clique de requins qui se font beaucoup beaucoup d’argent sur le dos de la population et des paysans. L’inflation des prix de l’alimentaire pour les uns, les revenus de misère pour les autres, on se fait donc tous avoir.