« Le danger central, c’est la fascisation de l’État »
Au salutaire mouvement social de ce printemps semble répondre une nouvelle et effrayante poussée de « fascisation » de la vie politique française. Décryptage avec le sociologue Ugo Palheta. Propos recueilli par Propos recueillis par Benoît Godin. Interview paru dans https://cqfd-journal.org
Membre de l’Observatoire national de l’extrême droite et auteur de plusieurs ouvrages sur la question (dont le dernier en date, La nouvelle internationale fasciste, est sorti cet automne chez Textuel1), le sociologue Ugo Palheta analyse depuis des années les évolutions d’un fascisme – ou néofascisme – qui ne cesse de se renforcer, en France comme dans bien des coins du globe. D’où notre envie d’aller lui poser quelques questions à l’heure où le pouvoir macroniste drague plus que jamais à la droite de la droite et impose sa politique par le mépris et la force, bien loin de tout idéal démocratique. Vous avez dit fascisation ?
Un gouvernement qui passe en force sur les retraites, une répression policière une fois encore très brutale : difficile de ne pas voir autour du mouvement social de ces derniers mois une nouvelle accélération de cette fascisation que tu dénonces…
« Oui, on retrouve tous les éléments d’un moment historique de fascisation. Le premier élément que vous pointez, c’est le fait de mener des politiques qui ont toutes les chances de rapprocher l’extrême droite du pouvoir en délégitimant la politique bourgeoise traditionnelle, et plus spécifiquement les partis et les dirigeants qui incarnent cette politique. Bien sûr, les gouvernements bourgeois ont toujours cherché à imposer des mesures favorables au capital et réprimé des mouvements populaires. Mais en général, sauf situation révolutionnaire du type Commune de Paris, les gouvernants savent qu’il y a un niveau d’imposition (donc d’impopularité) et de répression au-delà duquel l’instabilité politique peut devenir dangereuse pour la classe dont ils défendent les intérêts. Là, manifestement, la volonté d’infliger une défaite historique aux mouvements sociaux apparaît plus importante pour Macron et consorts que celle de forger du consentement dans la population. Ils veulent passer coûte que coûte et ils comptent sur la généralisation du désespoir pour continuer à gouverner par la suite. Mais le parti du désespoir – ou de la rage impuissante – c’est précisément le fascisme. »
Ces derniers temps, l’exécutif pioche également sans vergogne dans la phraséologie d’extrême droite. « Décivilisation » chez Macron, « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche » chez Darmanin…
« C’est le deuxième aspect. La fascisation, ce n’est pas simplement synonyme de montée des partis fascistes ou néofascistes. Il s’agit aussi et surtout d’une préparation à un État policier détruisant toute forme de contre-pouvoir – politique, syndical, etc. – et s’appuyant sur une idéologie spécifique capable d’atteindre l’oreille d’une partie des masses, notamment petite-bourgeoises. Cette idéologie spécifique au fascisme, c’est une idéologie de régénération par purification, qui prétend faire renaître la nation ou la civilisation en l’épurant des éléments “allogènes” (étrangers, minorités) et des “traîtres” (la gauche dans toutes ses composantes). Ce qui se joue actuellement, c’est une fascisation d’une partie au moins des appareils idéologiques. On pense aux « grands » médias, en particulier autour de l’empire Bolloré, mais on oublie trop souvent que les partis et le personnel politique dominants fonctionnent aussi comme des appareils idéologiques. Or l’emploi de mots et de concepts centraux dans la langue néofasciste est constant depuis l’arrivée au pouvoir de Macron : “submersion migratoire”, “ensauvagement”, “islamo-gauchisme”, etc. Donc ça ne relève pas du hasard. Macron pensait avoir fait le vide sur sa gauche, il a donc voulu stratégiquement occuper le terrain de la xénophobie et du racisme pour écraser LR et mordre sur l’électorat du FN. Ce faisant, il ne pouvait que banaliser et légitimer encore un peu plus les obsessions de l’extrême droite. En somme, une forme de préparation idéologique à un pouvoir néofasciste. »
Au-delà des mots, il y a la mise en œuvre concrète d’une politique qui participe activement à cette fascisation : police toujours plus puissante et violente (même hors répression du mouvement social), stigmatisation et criminalisation des étrangers et des personnes racisées…
« Oui, la fascisation au sens de préparation à un pouvoir fasciste ou néofasciste n’est pas seulement idéologique. Elle est aussi matérielle : la transformation de l’État dans le sens d’un État d’exception peut commencer avant la conquête du pouvoir par les fascistes. Et là, on peut enchaîner les faits : concentration du pouvoir dans l’exécutif à un niveau sans précédent (même dans le cadre d’une Ve République particulièrement présidentialiste, pour ne pas dire bonapartiste), lois liberticides accroissant l’arbitraire d’État (asile-immigration, sécurité globale, séparatisme…), militarisation de la police, répression policière et judiciaire jamais vue depuis des décennies – dans le cas des Gilets jaunes notamment, mais le traitement de la manifestation de Sainte-Soline se situait dans le prolongement direct de cette répression. »
Une manifestation a récemment fait parler d’elle : celle dans les rues de Paris le 6 mai de quelque 500 militants faisant des saluts nazis et arborant des croix celtiques. Est-ce le signe qu’un nouveau cap a été franchi dans la montée de l’extrême droite en France ?
« Difficile à dire et pas sûr que la branche extraparlementaire de l’extrême droite progresse globalement, mais il y a, semble-t-il, une progression en son sein de la frange la plus violente – dite “nationaliste-révolutionnaire”, en fait néonazie. Tous ces groupuscules ont besoin d’exister face à une contestation sociale exceptionnelle ces derniers mois, et face à la branche parlementaire de l’extrême droite, le FN/RN. Celui-ci a conquis beaucoup de terrain mais se caractérise, de leur point de vue, par une stratégie beaucoup trop institutionnelle. Eux veulent intervenir de manière beaucoup plus volontariste et militante dans ce qu’ils imaginent être une guerre civilisationnelle et raciale, voire accélérer cette guerre, promouvoir une politique d’affirmation blanche. Donc ils prennent des initiatives.
Ils sont très dangereux en tant que milices, donc il faut les prendre au sérieux et riposter, les empêcher de se développer. Mais il ne faut pas les surestimer politiquement. Ils restent numériquement faibles, n’ont pas d’implantation sociale et je doute que les marches aux flambeaux, les slogans néonazis ou les chants militaires leur permettront de construire une telle implantation. En tout cas, ils ne doivent pas nous faire oublier que le danger central aujourd’hui, du point de vue de la lutte antifasciste, c’est la fascisation de l’État et la conquête du pouvoir politique par le FN/RN. »
Comment faire face à ce danger ? Comment lutter contre une montée de l’extrême droite qui semble sans cesse plus inéluctable ?
« Il n’y a pas de recettes miracles, mais on peut pointer trois directions globales à mon avis. D’abord, le renforcement de notre capacité collective d’autodéfense, à la fois contre une police largement fascisée et contre l’extrême droite de rue. C’est quelque chose qui doit être pris au sérieux et en charge par l’ensemble de la gauche et des mouvements sociaux, sans le déléguer à des forces ou collectifs qui seraient préposés à l’affrontement physique.
Un deuxième aspect, c’est la bataille politico-culturelle : renforcer notre capacité hégémonique ou contre-hégémonique. Ça passe par construire des solidarités concrètes et faire de la politique (au bon sens du terme) partout où nous sommes – lieux de travail, quartiers, villages, universités, lycées, etc. Ça passe aussi bien sûr par le fait de développer nos médias ou de multiplier les débats publics (notamment hors des zones où la gauche radicale se sent souvent le plus à l’aise : les centres-ville des grandes métropoles). Ça suppose aussi de se préoccuper en permanence de la manière dont nos pratiques et nos discours peuvent être compris, de se demander s’ils peuvent contribuer à une clarification des enjeux politiques, dans le sens de l’égalité, et accroître notre puissance collective.
Enfin, il y a le problème de l’alternative politique : si l’on refuse la fausse alternative, terrible, entre macronisme et lepénisme, nous devons forcément et urgemment construire notre propre force, un pôle d’attraction politique à la fois radical et unitaire. Ce qui suppose aussi d’avoir l’objectif explicite, non pas simplement de résister, mais de conquérir le pouvoir, d’engager une rupture avec plusieurs décennies de politiques néolibérales, racistes, productivistes, etc. En somme d’ouvrir une brèche dans ce système d’exploitation et d’oppression. »
Propos recueillis par Benoît Godin
1 Citons aussi La possibilité du fascisme – France, la trajectoire du désastre (La Découverte, 2018) et plus récemment Face à la menace fasciste – Sortir de l’autoritarisme (avec Ludivine Bantigny, Textuel, 2021).